Train Fantôme : Parce que le rap peut encore être punk

Train Fantôme - Manifesto 21

Train Fantôme réunit les voix de Cultofsalem, Dolorain et Malgani, donnant l’une des formations les plus prometteuses de la scène rap française actuelle. Academy, leur premier album, tend à réconcilier les défenseurs du « c’était mieux avant » et ceux qui ne jurent que par la modernité des instrumentales soutenues par de grosses basses. À travers des productions épurées mais bourdonnantes, ils tracent le portrait d’une génération écœurée par une société qui ne semble plus répondre de rien. 

Train Fantôme distille dans Academy une énergie qui arrache des larmes au seul souvenir des foules pogotantes au rythme d’une caisse claire. Une énergie qui coule dans le sang et donne envie de tout faire valser sans cérémonie en hurlant en cœur les mantras déchaînés qui s’arrachent de leurs gorges. Influencés par la musique punk, les jeunes rappeurs n’hésitent pas à brouiller les pistes, déroulant des riffs de guitares distendus et déchirants sur un tempo tachycardique, flirtant avec le métal, parfois avec la trap. Une formation rap novatrice qui réinvente ce qui est vieux comme le monde en confrontant les générations, tant sur le plan musical en mettant au diapason ce qui se faisait avant et ce qui se fait maintenant, qu’à travers leurs textes qui posent un regard analytique sur ces générations qui se doivent de vivre ensemble, dans ce monde dont nous avons tous hérité. Ces « mecs qui crient sur des 808 » arpentent les décombres de ce monde qui dérape, ou plutôt qui a toujours dérapé. Une musique « pas pour les boomers, pas pour les teenages » alimentée par le constat déplorable d’un système défectueux. Une diatribe socio-politique portée par des scansions tendineuses oscillant entre rage et humour. Générations, culture punk, violences policières et rap français, on a fait le tour de leurs thèmes récurrents.

Manifesto XXI – Pour commencer, pourriez-vous vous présenter à un boomer qui lirait cette interview et n’écouterait pas de rap ?

Dolorain : L’hybridation entre le rap et les cultures punk, métal punk ou hardcore existe depuis très longtemps. Pourtant, chaque fois que le rap s’en inspire, les gens réagissent comme si c’était inédit. Fin 90, début 2000, il y a eu le néo métal et tout le monde hallucinait, puis il y a eu la consécration d’XXXTentacion, mais tout ça existe depuis bien longtemps. Avec Onyx, Grandmaster Flash ou Fishbones et FFF en France. L’hybridation a toujours été là. Alors un boomer, ou simplement quelqu’un qui n’appartient pas à notre génération mais qui a écouté Rage Against The Machine ou Deftones, ne peut pas être perdu face à ce qu’il se passe musicalement aujourd’hui.

Cultofsalem : Notre musique pourrait même parler à un boomer qui a écouté The Cure ou Depeche Mode ! 

Malgani : Je pense que je lui dirais simplement ce que l’on fait. Sans préjugés vis-à-vis de son âge. C’est justement parce que ce mélange entre rap et punk existe depuis longtemps, qu’il faut dire que l’on s’inscrit dans cette lignée.

Dolorain : C’est une sorte de tradition qui se réinvente toutes les décennies, donc c’est plutôt les boomers qui ont grandi en écoutant du néo métal, et qui aujourd’hui sont réfractaires à toute cette nouvelle vague rap, qui me choquent. Ceux qui disent « c’est nul, c’est juste des mecs qui crient sur des 808 ». Je ne comprends pas, si tu as grandi avec Rage Against, qu’est-ce qui te choque tant dans cette musique ? 

Malgani : La démarche, peut-être. Nous, on est un groupe de rap qui puisons dans ces influences-là, alors qu’à l’époque, c’étaient des groupes de métal qui se mettaient à rapper. Mais on est des gars de notre époque, donc on fait du rap.

© Cédric Boulanger

Vous êtes donc très inspirés par la musicalité punk (particulièrement sur le titre « Insensé » par exemple), mais aussi par sa culture. L’idéologie punk c’est, en partie, des artistes de la scène underground qui produisent une musique contestataire pour répondre à un monde qui ne leur convient pas. Peut-on considérer que, finalement, vous êtes des punks qui font du rap ?

Cultofsalem : L’idée de départ de Train Fantôme est punk, oui. On ne veut pas de cette vie que l’on nous impose. Toutes ces conceptions, ce challenge permanent, pour savoir qui aura le meilleur salaire…

Dolorain : Qui sera à la fashion week ? Qui aura les plus belles baskets ? Qui aura le plus d’abonnés ? Et les fiches Spotify qui sont sorties la semaine dernière, par exemple, c’est l’horreur !

Malgani : Oui, typiquement les fiches Spotify. Je trouve ça très cool, tous ces gens qui partagent ce qu’ils écoutent sur les réseaux. En revanche, pour un artiste, la question se pose. Pourquoi faire de la pub à Spotify qui est l’une des plateformes qui rémunère le moins bien les artistes ? Et qui est, de plus, pratiquement en situation de monopole. C’est comme faire de la publicité à Uber ! Et cela m’étonnerait que ces mêmes personnes fassent de la pub pour Uber en disant « Regarde ! J’ai parcouru tant de kilomètres avec Uber cette année ! ». Alors évidemment, je comprends tous ces artistes qui sont ravis, pour qui c’est une fierté, et qui ont envie de le partager, et de remercier leurs auditeurs.

Dolorain : Mais c’est de la pub gentiment détournée. En tout cas si on se positionne en tant que punk, sans dire qu’on est des « activistes » ou des « rebelles », c’est que toutes ces idées-là, nos idées en rapport au marché de la musique, à la politique, à la scolarité, au colonialisme, au néo-colonialisme, au capitalisme ou aux violences policières ; ces idées-là nous viennent naturellement. On en parle entre nous, et on est d’accord. Alors quand on écrit des sons, c’est ce qui ressort.

Ce qui est dangereux, c’est cette impression d’être face à un État qui développe des stratégies pour se défendre contre les civils.

Dolorain

La définition du train fantôme donnée par internet, c’est « une attraction de type wagon scénique de fête foraine ou de parc d’attractions ayant un thème d’horreur ». Et dans vos textes, vous parlez du système en disant par exemple « On encule le système depuis 2017 » ou « Le cri de l’antéchrist sur votre système ». Votre thème d’horreur serait donc le système ? 

Cultofsalem : Oui, mais le comportement humain aussi, pas uniquement le capitalisme. La façon dont les gens peuvent parfois réagir à certains détails de la vie.

Malgani : Notre texte politique est souvent en sous-texte. Ça peut être noyé dans un couplet. En réalité, notre démarche est avant tout de nous faire kiffer, de mettre le bordel sur scène. Mais oui, forcément, on donne notre avis sur ce qu’il se passe dans le monde. Comme beaucoup d’artistes je pense, on est très impactés par cette année complètement dingue qu’on a vécue.

Cultofsalem : La musique ne fait qu’extérioriser des choses que l’on a en nous. Mon identité de rappeur reflète beaucoup de ce que j’ai au fond de moi, et que j’aurais du mal à exprimer simplement en parlant. Mais ça transpire dans ma musique, et ça me fait du bien. C’est moi, mais en puissance mille.

Dolorain : Train Fantôme, c’est un nom qu’on a choisi sans définition, sans sous-texte. Simplement parce qu’on trouvait que ça sonnait bien. Mais cette image est très intéressante. On peut effectivement voir le rap, l’art, comme un moyen de transport, dans lequel on embarque des gens. Les stations ne sont que des arrêts où l’on dit « Voilà ce que je pense. » Et ils te suivent, ou ils descendent (rires). L’image fonctionne. C’est à retenir, parce que chaque fois qu’on nous demande « Pourquoi Train Fantôme ? », on ne sait pas quoi répondre (rires).

Je pense faire partie d’une génération qui n’a pas d’avenir.

Cultofsalem

Dans « Coup de crosse » vous parlez des violences policières et le clip est parsemé de vidéos de policiers en train de frapper des civils. Qu’avez-vous à répondre à cette loi qui voudrait interdire la publication d’images de visages des forces de l’ordre ? 

Malgani : C’est catastrophique, et totalement liberticide. C’est l’État qui veut voir sans être vu. Mais je pense que loi ou pas, les gens continueront à filmer la police.

Dolorain : C’est absolument déloyal. L’affrontement maintenant est presque entre nous, les civils, et l’État. Et ce qui est dangereux, c’est cette impression d’être face à un État qui développe des stratégies pour se défendre contre les civils. Je ne sais pas si les dirigeants s’en rendent compte, mais ça cristallise un véritable problème. Celui d’un État qui cherche à se défendre de son propre peuple, et qui ne craint pas des violences physiques mais simplement la communication d’informations qui pourraient nuire à son image. Mais toutes ces situations auxquelles on est confrontés aujourd’hui sont loin d’être nouvelles. La violence existait dans les colonies, ou même en France. Quand l’État jetait des Algériens dans la Seine, il n’y avait pas de téléphone pour les filmer. Il n’y a rien de nouveau dans ce qu’il se passe, la répression policière, les meurtres, c’est très vieux. C’est un héritage direct des pratiques coloniales qui ont été transférées dans les pratiques des CRS, dans leur façon de gérer leurs affrontements avec la population. Aujourd’hui, c’est filmé. Et cette proposition de loi, c’est un joker déloyal et très grave.

Malgani : J’ai vu une interview dans laquelle quelqu’un de l’IGPN disait qu’en deux ans, je crois, près de 500 ou 600 dossiers d’affaires concernant des violences policières avaient été déposés. Et sur tous ces dossiers, seuls deux policiers ont été condamnés. Celui qui avait mis une énorme gifle à un civil pendant une manifestation des gilets jaunes et celui qui avait lancé un pavé. Ça veut dire que de toutes les vidéos qu’on a pu voir sur les réseaux, toutes celles qui montraient des bavures, il n’y a eu aucune peine. Le clip de « Coup de crosse » a été tourné début janvier et, quelques jours avant le tournage, a eu lieu une grosse manifestation gilets jaunes contre la réforme des retraites, et ça avait été très violent, il y avait eu beaucoup de bavures. Je crois que c’était le 9 janvier. Et dans le clip, il n’y a pratiquement que des images de ce 9 janvier. Ce n’est pas une sorte de compilation, c’est juste un jour, parmi d’autres.

Dolorain : Il y a tellement d’antécédents, d’exemples tellement vieux et tellement probants, qu’il est très compliqué de voir cette proposition de loi autrement que comme un moyen, non pas de changer les pratiques de la police, mais plutôt de se protéger du fait qu’elles soient vues. C’est noyer le poisson dans l’eau.

Malgani : Et puis il n’y a pas que cet article, c’est la proposition de loi dans son ensemble qui pose problème.

Vous parlez beaucoup des générations, dans votre album, avec « Boomer » par exemple, mais aussi dans d’autres textes, notamment dans « Coup de crosse 2 » dans laquelle Cultofsalem tu dis « Ma génération est abandonnée. » Cette génération orpheline, c’est une génération perdue, ou au contraire une génération pleine d’espoir ? 

Cultofsalem : « Ma génération est abandonnée, est à bout de nerfs. » Ce que je veux dire par ces lignes, c’est que je pense faire partie d’une génération qui n’a pas d’avenir. Peut-être que nos parents aussi se disaient ça mais en tout cas, moi, je ne me vois pas dans 20 ans. Je ne sais pas ce qu’il se passera, si je serai encore en vie. C’est en partie pourquoi j’ai décidé de ne pas faire de choix de carrière. Je ne me vois pas cotiser pour ma retraite, à 60 ans, dans ma maison avec mon chien. Parce que pour moi, ce n’est pas un avenir possible avec tout ce qu’il se passe dans le monde aujourd’hui. Notamment à cause du capitalisme, mais aussi de toutes les problématiques qui gravitent autour. Le réchauffement climatique, la surconsommation, la pauvreté, les inégalités… Tout ça fait que j’en suis arrivé à penser que ma génération n’aura pas cet avenir qu’on promettait à nos parents.

Malgani : Par contre, j’ai plutôt espoir en la génération d’aujourd’hui, et surtout en celle qui suit, les plus jeunes.

Cultofsalem : Effectivement, j’ai commencé à travailler avec des jeunes cette année et ils sont beaucoup plus ouverts à toutes les problématiques qui peuvent être posées, avec beaucoup moins de clivages qu’il ne pouvait en avoir dans notre génération. Aujourd’hui, tous les combats sont mis en avant, bien plus qu’avant. Et c’est génial.

Vous formez un trio dans Train Fantôme mais vous menez aussi vos carrières solo en parallèle. C’est important pour vous de faire cette distinction ? D’avoir un espace de création commun et un espace perso pour explorer vos propres univers ? 

Dolorain : Oui, c’est extrêmement important.

Cultofsalem : La musique, c’est un besoin viscéral. Je n’aime pas le mot passion car je ne le trouve pas assez fort. Une passion c’est un hobby, un divertissement. Et la musique, pour moi, c’est comme manger, dormir, boire.

Malgani : Dans Train Fantôme on est trois au micro, mais en réalité on est cinq. Il y a notre DJ, AvddxcT, et aussi Simon, qui se montrera bientôt un peu plus, et qui est du côté ingé-production. Durant ces moments de musique collective, il y a une très forte émulation. Et je pense que la musique est avant tout quelque chose de collectif. Et puis, il y a nos projets solo qui permettent à chacun de se retrouver, d’explorer. Vu que l’on ne se revendique pas d’un seul genre, chacun a ses préférences, ces petites choses qu’il veut creuser de son côté. Ça nous permet de vivre d’autres moments, de faire des morceaux avec d’autres artistes.

Cultofsalem : Et de nous améliorer pour ensuite apporter de nouvelles choses à un album collectif.

Pourquoi faire de la pub à Spotify qui est l’une des plateformes qui rémunère le moins bien les artistes ?

Malgani

Sur Instagram vous répondez à un commentaire en disant « On songe sérieusement à essayer des choses plus club, à notre sauce. » Dans votre prochain projet, on retrouvera donc des sonorités plus électro ? 

Dolorain : C’est dingue que tu dises ça, tout juste hier soir on travaillait sur un morceau avec des sonorités house !

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Malgani : On s’est dit que faire de la musique de club ne serait pas cohérent avec ce qu’on représente, ce qu’on fait, nos valeurs. On veut aller vers de la musique de warehouse, de teuf. Il faut qu’on s’immerge dans ces musiques-là. J’écoute pas mal de musique électronique, mais je n’aurais pas la prétention de me sentir suffisamment connaisseur pour dire précisément ce que je veux. On le fait à notre façon, et on verra si c’est pertinent.

Dolorain : Il y a tellement de musiques différentes qui sont entrées dans l’univers des clubs, de la house à la trap, que je ne pense pas que l’on puisse considérer que la musique club ne correspond pas à nos valeurs. Je pense qu’on peut détacher la musique de club de l’univers horrible des boîtes de nuit. Je pense que ce que Malgani veut dire, c’est qu’on ne se voyait pas faire de la soupe de boîte. Mais on écoute beaucoup de musique de club, de teuf, de la deep house, de la house, du gabber, du krunk…

Malgani : Voilà, c’est seulement que ce n’est pas le genre de musique de club dominant aujourd’hui en France.

À l’apparition de la trap, tout le monde disait « ça va bientôt s’arrêter ». Finalement on est en 2020, ça fait 7 ans que l’on n’écoute que ça, et les gens en veulent encore !

Malgani
Train Fantôme - Manifesto21
© Cédric Boulanger

D’ailleurs, juste en dessous, Thomas tu mentionnes Timothée Joly en disant que tu rêverais de l’avoir sur le prochain album et il a liké le commentaire. On peut espérer une collaboration ? 

Malgani : Je ne sais pas, il faudra qu’on lui en parle. Mais on le connaît depuis un moment, on a déjà travaillé un peu avec lui, c’est un bon gars, big up à lui.

Quand on tape « rap français » sur Google, deux des premières suggestions sont « le rap français est mort » et « le rap français est devenu nul ». Vous pensez que la scène rap française a besoin d’un renouveau ? 

Cultofsalem : Je ne sais pas s’il y a une notion de besoin, mais je pense qu’il faut qu’une nouvelle génération vienne apporter de nouvelles choses. Il y a toujours eu des cycles, en fait. Il y a besoin de nouveaux souffles de temps en temps.

Malgani : Exact, pour entretenir le mouvement. Mais au final le rap est un spectre tellement large, une musique éponge qui se nourrit de tellement de choses différentes, que ça ne peut pas mourir. Comme dans le rock, il y a une multitude de branches qui découlent du rap, et ça le rend immortel. À l’apparition de la trap, tout le monde disait « ça va bientôt s’arrêter ». Finalement on est en 2020, ça fait 7 ans que l’on n’écoute que ça, et les gens en veulent encore ! Ce sera pareil pour tous les sous-genres qui existent.

Dolorain : C’est compliqué de dire ce dont le rap français a « besoin », on n’est personne pour ça. Mais il est vrai qu’on a toujours été un peu envieux des États-Unis. Ça reste une référence, ils ont amorcé le mouvement hip-hop et ont largement contribué à la culture punk, donc on est toujours regardant des States, en exigeant d’avoir un panel d’artistes aussi varié que le leur. Donc en se calquant sur ce modèle, on se dit forcément « À quand le/la Français·e qui sera au niveau ? »

Cultofsalem : C’est ce qui était marrant avec la UK drill. En France, on a attendu d’avoir une version digérée par les Anglais. Ceux qui, avant, n’écoutaient pas Young Chop et tout ce qui se passait à Chicago avec Chief Keef et compagnie se prenaient les sonorités drill pour la première fois ! Mais de façon plus intime, je crois qu’il y a la recherche d’autres messages, d’autres icônes, d’une autre énergie. Peut-être que d’une certaine façon, nous ne nous retrouvons pas dans ce qui se fait en France aujourd’hui. Alors on a envie d’apporter notre propre version.

Pour finir, dans vos plus grands rêves, qui inviteriez-vous pour feat ?

Dolorain : Lil Ugly Mane. C’est un rappeur américain, qui n’est vraiment pas connu, mais je l’aime bien. 

Cultofsalem : Isaiah Rashad, pour moi ce serait quelque chose. 

Malgani : Juicy J, je pense, un rappeur de Memphis qui a fait parti de la Three 6 Mafia, ce serait beau. 

Image mise en avant : © Cédric Boulanger

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