À califourchon sur un automne piteux, SUZANNE décolle. Le festival Jerk Off et la Nuit Blanche, en septembre et octobre, sont pour le collectif dansant l’occasion de présenter les deux dernières pièces d’un triptyque inaugural, profession de foi sans frontière de genre ni médium. Rencontre.
Il y a eu un moment, une demi-heure peut-être après le début de la pièce, où la douleur sur le visage des cinq interprètes est devenue si palpable qu’elle transpirait jusqu’au public assis, trop proche du plateau sans hauteur pour pouvoir l’ignorer. Douleur catalysée par cette concentration extrême que les danseur·ses de SUZANNE s’imposent dans Mercures : application d’un protocole répétitif, aride presque, pour faire concorder durant cette presque demi-heure une même suite de gestes et des lettres scandées qui, à force de se répéter ad libitum, nous impriment le crâne : R-E-N-C-O-N-T-R-O-N-S-N-O-U-S. De rencontre, pourtant, il semble être peu question dans cette première moitié de spectacle. Les deux femmes et trois hommes sur scène sont tant absorbé·es par leur partition individuelle qu’iels semblent en oublier les autres autour. Et puis, d’un instant qui paraît glitch, un pas de deux se met en place, une demi-erreur, et deux interprètes se sourient. Le clinique du son jusqu’alors implacable, se fissure un peu, le protocole craquèle. A la manière d’une montée sur le dancefloor, les gestes scandent toujours, plus rapides encore, mais désormais exaltés de se répondre les uns aux autres. Ça accélère encore, jusqu’à l’épuisement, et ça pousse même un peu au-delà grâce aux encouragements des un·es aux autres. Douleur encore, mais celle-ci paraît jouissance. Sous le solo, l’ensemble.
Désenclaver pour créer
SUZANNE est une hydre, à plusieurs corps. Ceux des interprètes qui la composent. Leur référentiel commun ? Celui de n’être pas danseur·ses de formation, mais de s’être trouvé·es, après des expériences respectives en théâtre ou performance, et une rencontre alors qu’iels étaient tous.tes interprètes, justement, d’une pièce d’Olivier Dubois présentée lors de Nuit Blanche 2017. Et cette volonté commune de composer leurs propres partitions, après avoir jouées celles d’autres. Sur la scène du Point Ephémère, iels sont cinq, danseur·ses au plateau autant que chorégraphes.
Lorenz Jack Chaillat-Cavaillé est historien de l’art et curator spécialisé dans les études de genre et des masculinités tandis que Julien Chaudet est comédien, performeur, danseur et vidéaste. Eurydice Gougeon-Marine est historienne de l’art et performeuse ; Julien Deransy architecte de formation, acteur et dramaturge. Pour Mercures, les quatre co-fondateur·rices de SUZANNE sont accompagné·es de Mélina Ferné, partageant ici leur double casquette, ainsi que de Matìas Enaut, musicien, dont les créations sonores accompagnent régulièrement le collectif.
Si ces parcours artistiques désenclavés ne sont pas rares au sein de cette génération de créateur·rices, la force de SUZANNE est d’en faire un vrai moteur de création. « C’est important pour nous de jouer avec les médiums, et d’avoir une pratique transversale, pas uniquement art vivant présenté sur plateau » place ainsi le collectif comme principe fédérateur. Mercures tend pourtant davantage vers la forme classique de représentation de danse. Elle compose en fait le deuxième volet d’un triptyque dont la première et la dernière création – Statu, présentée lors de la Nuit Blanche 2018, et CANON, qui verra le jour lors de l’édition 2020, tirent respectivement vers la performance et l’installation.
L’erreur est très importante pour nous parce qu’elle sublime l’individu.
SUZANNE
Accueillir l’erreur en collectif
Si, de Statu à Mercures, le médium a changé, SUZANNE creuse entre ces deux pièces le sillon d’une même thématique : le rapport du corps, individuel et collectif, au code et à l’erreur. « Nous partons d’une formule stricte, dans Mercures un langage binaire; un algorithme pour Statu auparavant, et on essaie de voir comment le corps, presque malgré lui, s’extirpe de ce système pour avoir sa propre expression » expliquent les membres de SUZANNE. Dans Mercures, ce protocole consiste en une répétition de gestes, précis et presque mathématiques, dissociant les membres. Chaque série de mouvements brefs devient rapidement associée à une des lettres qu’iels scandent en cœur. « L’idée de la pièce est de travailler sur le code, en se basant sur le sémaphore qui est restranscrit presque littéralement lors de la première partie de la pièce, qui se passe dans le noir ». Dans la continuité de Statu, qui voyait les danseur·ses répéter une série de gestes et mots de mémoire, dispositif soulignant autant la synchronisation que l’erreur qui peut naître lorsqu’un·e interprète se trompe, oublie. Ce rapport à l’erreur est une composante essentielle de la pratique du collectif : « L’erreur est très importante pour nous parce qu’elle sublime l’individu. Le protocole est trop dur, volontairement, afin de laisser place à l’erreur, et montrer comment elle fait danse ».
Mais là où Statu s’arrêtait justement à ce rapport entre répétition et place de l’erreur – la pièce se joue sur une durée minimale de quatre heures –, la seconde partie de Mercures dépasse cette souffrance individuelle de la répétition. Les interprètes entament des mouvements à deux, la création sonore s’emballe, les visages crispés de concentration se détendent lorsque leurs regards se croisent enfin, et l’erreur redoutée devient source de rires, de soulagement presque. « Au début de la pièce, notre mouvement pendulaire est très individuel, et cette horloge vient se dérégler pour accentuer la rencontre. La danse apparaît vraiment là ». Soudé d’abord dans la synchronie, le collectif tire au bout du bout de la répétition une jouissance, simple, allègre, d’être ensemble. Cette jouissance, par le contraste qu’elle génère avec la tension presque mécanique du début de la pièce, amplifie l’émotion qui traverse alors la salle, du parterre au public, convive inattendue.
Ce « devenir collectif », par la danse, la dimension rituelle qu’elle convoque, est une obsession de la danse actuelle, obsession évidemment liée à la fragmentation vivace que l’on observe en pans divers de la société. Le rituel est crucial car il permet le passage de l’état individuel au collectif en transitant par le stade liminal, qui peut être celui de la transe, de la souffrance, de l’extase. Ce rite de passage était déjà au cœur de l’époustouflante installation vidéo de Jeremy Shaw, présentée cet hiver au Centre Pompidou. Dans Phase Shifting Index, l’artiste présentait, sur cinq écrans immenses, ce qui semblait d’abord des images d’archives disparates, présentant différents groupes de danseur·ses usant du mouvement comme pratique mécanique, réparatrice ou spirituelle, avant qu’on ne comprenne, dans un crescendo insoupçonné, l’unité de ces archives, toutes mises en scène par Shaw, et venant se synchroniser pour former une transe totale. « Faire rituel en faisant groupe », ou le contraire, est une composante fondamentale du programme de SUZANNE.
Glitcher la danse
S’iels ne s’ont pas danseur·ses de formation, les fondateur·trices de SUZANNE ne se placent pas pour autant en opposition avec une certaine tradition de la danse, post-moderne et contemporaine. L’utilisation du code, l’impression de faire face à une sorte d’algorithme chorégraphe, renvoie spontanément à cette déconstruction du mouvement qu’incarna en premier lieu Merce Cunningham, à partir du début des années 1950. Adepte du hasard comme principe chorégraphique, Cunningham poussa sa pratique jusqu’à faire composer des pièces, à partir de 1981, par un logiciel, Lifeforms, afin de créer des mouvements dépassant l’imagination et le corps humain. SUZANNE, par sa dimension processuelle, se reconnaît dans cet héritage : « Ce sont des références qui font partie de notre corpus, de nos inspirations. Dans tous nos projets, il y a une importante dimension d’écriture à la table, qui donne ensuite le mouvement et la forme dans l’espace ». Pourtant, le collectif fait comme tordre cette référence attendue, par l’irruption justement de l’erreur et du sensuel. « Chez Cunningham, il y a une sorte d’uniformité des corps comme entités, du fait de l’extrême précision des gestes. On se différencie de cette danse là parce que nous ne sommes pas danseur·euses, et l’on aura beau viser la perfection du geste, on verra toujours que chacun de nos gestes nous resteront propres, malgré notre volonté de les uniformiser ». En détournant cet attendu aïeul, SUZANNE fait jaillir une dimension proprement contemporaine et, si ses membres n’utilisent pas directement le thème, queer de la danse.
Ce Cunningham glitché, et avec lui un patrimoine récent de la danse contemporaine, ne bride ainsi ni l’erreur, qui est acceptée, négociée, ni l’expression d’une singularité dans le geste dansé. SUZANNE, en acceptant de se placer dans une certaine historicité de l’histoire de la danse tout en renversant un temps ses valeurs – le bug devenu source d’humanisation davantage que la perfection technique – réalise le processus que le chercheur américain José Esteban Munoz décrit comme désidentification. Travaillant sur l’étude des performances, la culture visuelle et la théorie queer, Munoz décrit, dans son livre Disidentifications: Queers of Color and the Performance of Politics paru en 1999, la manière dont certains groupes minorisés reprennent des formes canoniques de la culture dominante – hétérosexuelle, cisgenre, masculine, blanche – non pas tant pour les détourner que les subvertir. En proposant une alternative à la binarité, une voie médiane entre acceptation et rejet de la norme, la désidentification permet l’expression d’identités mouvantes, non définies, et qui ne cherchent d’ailleurs pas à l’être. Celles de SUZANNE et ses danseur·ses, donc, lorsqu’iels nous semblent sur scène apprendre à accueillir l’erreur, celle qui fonde les singularités au sein d’un groupe sans le désunir. Pour, enfin, en jouir ensemble.
À l’occasion de Nuit Blanche 2020, SUZANNE proposera CANON, sa dernière création, dans la cour d’honneur des Archives Nationales, 60, rue des Francs-Bourgeois, Paris 3e arrondissement.
Entretien et article réalisés en collaboration avec Anne-Charlotte Michaut.