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Pour les artistes et les journalistes, liberté de se taire

Pour les artistes et les journalistes, liberté de se taire

La grande usine à culture s’est mise en marche et depuis un mois, elle exige des artistes et des journalistes les plus précaires de produire afin d’entretenir la France privilégiée qui s’ennuie. Les contre-pouvoirs sont de plus en plus précaires : quels dangers pour la démocratie ?

Depuis le début de la pandémie de Covid-19 et du confinement qui a suivi, beaucoup de choses ont été dites et répétées. Des réflexions encore tâtonnantes sur l’absurdité de ce qui nous arrive, sur le drame collectif que nous vivons, sur les privilèges de certain·e·s et la misère injuste de certain·e·s autres. Sur le sens de la vie, du travail, du monde d’après, sur la déprime générationnelle, la chute du capitalisme et les petits caprices de l’Occident.

Mais une phrase parmi toutes revient, en boucle, et si au début elle encourageait un sentiment d’appartenance et touchait la corde sensible de la vocation pour le métier de journaliste, aujourd’hui elle a dévoilé une nature bien différente, presque sournoise.

Vous, les artistes et les journalistes, vous devez avoir beaucoup de choses à dire, surtout en ce moment.

Dite par des proches attentionné·e·s, elle résonne, nourrie de bonnes intentions et d’affect. Elle change néanmoins légèrement de sens lorsqu’elle est prononcée par les entrepreneur·se·s de l’industrie culturelle, les managers des médias, les gourous des réseaux sociaux, les institutions culturelles en panne d’inspiration, celles et ceux qui, alors que le pays sombre dans la misère, ont encore le luxe de pouvoir gribouiller dans leur confortable demeure dans le 11e arrondissement de Paris ou dans leur maison secondaire en « province ». 

Ce constat finit par ressembler à une injonction quand il aboutit à des formules type « on ne s’arrête pas », « la culture doit continuer à exister », ou dans cette orgie de playlists, de top 10 de livres à lire et de films à voir, dans les mille idées conçues pour mettre à profit ce confinement. La grande usine à culture s’est mise en marche et depuis un mois, ses ouvrier·e·s déjà affaibli·e·s, précarisé·e·s, usé·e·s jusqu’à la moelle, ses ouvrier·e·s qui sont tout d’abord les artistes et les journalistes, broient leurs entrailles afin d’accoucher de ces produits urgents servant à entretenir une nation qui découvre l’ennui et le silence.

La chair à canon de l’entertainment 

Quand on évoque les artistes et les journalistes, on ne désigne bien sûr pas la totalité de ces deux catégories. Il existe des différences qui avantagent les un·e·s et pénalisent les autres face à la crise. Les femmes, les personnes queer, celles et ceux qui défendent une culture alternative et démocratique, qui ont le malheur d’avoir une vision sociale et égalitaire, les plus jeunes, en sont les grand·e·s perdant·e·s. On ne s’inquiète évidemment pas pour les médias grand public qui, comme BFM TV, sont en train d’exploser tous leurs scores d’audience (mars 2020 a été le meilleur mois dans toute l’histoire de la chaîne), la France étant massivement happée par les écrans. Ni pour les productions artistiques financées par Netflix et Amazon Prime, vous vous en doutez. Non, la « chair à canon » de l’entertainment est avant tout constituée de profils dont peut-être la machine culturelle capitaliste et profondément patriarcale, blanche et conformiste aimerait se débarrasser. On parle ici des petits, des rédactions qui peinent à se faire entendre, qui donnent la parole à celles et ceux à qui on ne la donne jamais. 

Cet amas de laissé·e·s-pour-compte qui se tord les méninges pour interpréter, dire, exprimer, a aussi été l’une des catégories sociales les plus frappées.

Compte en banque vide, intermittence compromise, contrats suspendus, incertitude totale, détresse psychologique, encore, encore et encore. Dans un pays qui considère que le/la travailleur·se culturel·le est un·e auto-entrepreneur·se, une PME qui produit des contenus, cela n’est pas très étonnant.

Oui, parce que, pour celles et ceux qui ne le savent pas, il est presque impossible de gagner son pain en tant que journaliste en comptant uniquement sur les contrats piges salariés, étant donné que de plus en plus de magazines paient sur facture pour réduire les charges. Un processus illégal aggravé par la difficulté de trouver un CDI ou CDD dans une rédaction. Pas de carte de presse donc pour les traîtres auto-entrepreneur·se·s (un·e journaliste n’ayant officiellement pas le droit d’exercer sous ce statut) qui, pourtant, constituent une bonne partie de la profession, bien malgré elleux. Un phénomène difficile à chiffrer mais palpable dans les témoignages recueillis par la page Paye ta pige ou le collectif de défense des droits des pigistes Ras la plume. Selon une étude publiée dans The Conversation en 2018, l’Insee recensait 15 876 auto-entrepreneur·se·s dans une catégorie « information et communication », sans plus de précision. Les femmes seraient majoritaires parmi les nouveaux·elles entrant·e·s dans la profession, mais aussi les plus précaires puisqu’elles représentent 53% des pigistes. Il n’y a que 19% de femmes détentrices d’une carte de « directeur·rice ». Malgré le retentissement du scandale de la Ligue de LOL, pas sûr que la situation ait durablement changé pour les femmes journalistes.

Les artistes, quant à elleux, quand iels sont payé·e·s, c’est au lance-pierre, sur facture la plupart du temps, car un·e artiste, dans la macronie, est avant tout une start-up. Une entreprise qui devrait, si elle était vertueuse, se consacrer au mieux à l’influence sur les réseaux sociaux, au pire, à composer des musiques de pub. Rappelons qu’il n’existe pas de statut comme l’intermittence pour les artistes plasticien·ne·s et visuel·le·s. Mis à part des subventions et d’éventuels contrats en galerie pour certain·e·s, ces artistes ne touchent pas de salaire. À ce sujet, il est fort enrichissant de se pencher sur l’ouvrage Notre condition, essai sur le salaire au travail artistique d’Aurélien Catin qui y évoque entre autres la possible extension de l’intermittence et la nécessité d’une sécurité sociale de la culture.

Le revenu universel serait une mesure à la hauteur de la présupposée « exception culturelle française ». Une décision digne d’un pays qui se vante d’être le berceau des intellectuel·le·s et de la liberté d’expression.

L’économie des médias tout comme l’économie de l’art ne permettent pas à l’heure actuelle aux journalistes et aux artistes de vivre de leur métier, ce qui constitue un danger immense pour nos démocraties.

Nous ne félicitons pas là la timidité du ministère de la Culture, absolument inefficace dans la défense des artistes. Le Syndicat national des artistes plasticien·enne·s CGT proposait alors des mesures (parmi lesquelles le versement d’une indemnité de compensation, la prise en charge des cotisations sociales 2020 ou encore le maintien des engagements pris pour les manifestations annulées cet été) pour protéger cette catégorie, et le collectif La Buse (défendant les droits des travailleur·se·s dans le milieu de l’art) allait plus loin avec les propositions énoncées sur sa page Facebook dans un post du 28 mars, tout en reprochant notamment à l’État d’encourager les travailleur·se·s de l’art à « piocher dans des dispositifs disparates relevant du soutien aux micro-entreprises et aux très petites entreprises (TPE), du régime général de la Sécurité sociale et d’arrangements internes au secteur des arts visuels ».

Alors voilà que la France « entre en guerre », une guerre contre les moulins à vent, mais une guerre tout de même car c’est un Don Quichotte qui nous gouverne. La guerre commence et qui en seront les avant-gardes ? Les premier·e·s à se faire tirer dessus ? Les médecins, les petit·e·s commerçant·e·s, les faibles, les travailleur·se·s du sexe et bien sûr les artistes et les journalistes les plus précaires, celles et ceux qui dérangent, par leur discours ou leur identité, celles et ceux que l’on s’obstine à vouloir cantonner à une niche insignifiante.

Les artistes et les journalistes sont appelé·e·s sous le drapeau de la France qui se fait chier. D’abord méprisé·e·s, discriminé·e·s, isolé·e·s, ces fabricant·e·s de divertissements sont massivement invité·e·s à amuser l’assemblée, à détourner les regards sensibles des images de l’horreur, à pincer les nez les plus délicats afin qu’ils ne sentent pas l’odeur de la mort.

Et s’il n’y avait simplement plus rien à dire ? 

L’heure est aux questionnements existentiels et à l’angoisse collective, à juste titre. L’artiste et le/la journaliste sont alors interpellé·e·s pour fournir des explications, trouver une signification à ce chaos.

Une certaine nation privilégiée est pressée de retrouver les apéros en terrasse, le shopping du dimanche, le teint bronzé et surtout, le boulot qu’elle n’a pas perdu.

Mais en attendant, cette population de malheureux·ses confiné·e·s qui se fantasment en guerre, l’ordi sur les genoux, les yeux rivés sur Netflix, cherche du sens, un réconfort spirituel, que ce soit par le yoga virtuel ou par l’art. Bien loin des déserts numériques ou de ces pays « lointains » qu’on peine à distinguer sur une carte, qui bataillent quotidiennement et silencieusement contre des épidémies catastrophiques. Quelqu’un s’est-il soucié de rappeler qu’en Afrique et particulièrement au Rwanda on se bat contre des vagues d’ebola à répétition depuis 1976 ? Que depuis février 2020 la rougeole est en train de tuer des milliers d’enfants dans plusieurs États africains (seulement en République démocratique du Congo, 310 000 personnes ont été infectées et 6 000 personnes sont décédées au cours de l’année dernière) ? 

Cette idée de « profiter » de la quarantaine annonce la couleur d’un post-traumatisme à l’enseigne du déni. Le confinement n’empêche visiblement en rien le capitalisme consumériste qui est en nous de prendre le dessus sur l’empathie, la spiritualité, ou simplement le bon sens. 

C’est que les artistes et les journalistes les plus clairvoyant·e·s et engagé·e·s n’ont jamais arrêté de prendre la parole.

Elleux n’ont cessé ces dernières années d’anticiper les tragédies auxquelles nous allions collectivement devoir faire face. Elleux ont exprimé leur crainte de la fin du monde, de l’effondrement, de la désagrégation sociale, des dangers totalitaires, de l’urgence du changement d’un système… Dernières en date, Cécile Di Giovanni et Mathilde Fernandez mettaient en scène une performance au Palais de Tokyo en décembre 2019 portée sur le monde contemporain en dérive, en pronostiquant une apocalypse pas si lointaine. La jeune styliste Marine Serre présentait le 22 février sa collection dystopique Marée noire et a été l’une des premières à intégrer des masques anti-pollution à ses outfits. Sans parler du mouvement post-internet qui depuis 2014 au moins déplore un monde à venir où le transhumanisme aurait pris le dessus sur le romantisme et met, d’une certaine manière, en garde contre les dangers de l’isolement social. À ce propos, la troupe de (La)Horde s’était brillamment exprimée dans une interview en 2018.

Il n’y a rien à dire, il me semble, de cette situation. D’ailleurs le mot « situation » est aussi ambigu que surréaliste, mais il n’y en a pas d’autres, signe que c’est bien le moment de se taire. La « situation » ne se commente-t-elle pas toute seule ? De quel·le journaliste providentiel·le attendons-nous encore l’opinion ? Tout est dit. Relisez, reregardez, réécoutez. À moins que la culture du live, du binge-watching, de la nouveauté incessante, nous défende de faire marche arrière.

Pour les artistes et les journalistes, liberté de se taire.

Se taire quand c’est la fin du monde, est-ce que c’est lâche ? Alors que tout autour les caissier·re·s, les médecins, les livreur·se·s se tuent à la tâche, de quel droit nous tairions-nous alors que nos concitoyen·ne·s nous réclament ? Si on décidait de se taire, ne serions-nous pas des capricieux·ses qui jouent les outsiders au mauvais moment ?

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Le fait est que cette merde dans laquelle nous sommes n’a rien de baudelairien ni d’exquisément bohémien, il n’y a aucune trace d’inspiration divine là-dedans. Cette merde on nous l’a chiée dessus et on l’avait bien senti venir. Cette merde n’est pas la nôtre.

Image à la une : Bandidos © Collectif Lova Lova

Si les contre-pouvoirs deviennent l’opium des peuples

Les artistes et les journalistes, qui n’ont pas que la précarité en commun, sont historiquement toujours les premier·e·s à sauter quand un pays sombre dans des heures peu glorieuses. Inutile de dresser une liste des intellectuel·le·s persécuté·e·s par les fascismes, ou de celles et ceux qui ont quitté ce monde plutôt que de traverser des longues nuits. Sur elleux tous·tes trône Stefan Zweig et sa tristement merveilleuse lettre d’adieu, écrite en 1942, alors qu’il était exilé par le régime nazi depuis une dizaine d’années. 

Loin des vieilles rédactions vérolées, des chaînes de télé préhistoriques et des caïds barbus qui dominent les gros médias, il y a les journalistes et les artistes qui incarnent une remise en cause du pouvoir en place et un progressisme intellectuel. Elleux veillent et contestent, elleux sont sentinelles et avant-gardes. Leur précarisation grandissante devrait du moins nous inquiéter : elle est l’énième indice d’un système politique qui dérape. 

Tout ceci n’a pas commencé avec le Covid-19 : le statut d’intermittent·e remis en question, les journalistes contraint·e·s de se muer en micro-entreprise tout comme bon nombre d’artistes, la baisse vertigineuse du nombre de journalistes en France depuis 2009, des gestes de censure sur les réseaux sociaux (dirigés souvent contre les femmes, à l’instar de la politique grossophobe d’Instagram ayant supprimé le compte de Leslie Barbara Butch en février), des récompenses artistiques remises à des criminels notoires afin de faire taire des victimes trop bruyantes, ou encore, l’emblématique 32ème place de la France dans le classement pour la liberté de la presse selon Reporters sans frontières… En somme, tout se passe comme si le spectre fasciste de l’ignorance collective opérait en coulisse depuis belle lurette.

On conseille aux journalistes de devenir community managers, consultant·e·s, marketeur·se·s, comme si la culture était un énième bullshit job et non le bastion du contre-pouvoir, le pilier et l’emblème de la démocratie.

Le confinement fini, on attend de nous que nous nous jetions dans la bataille, que nous ayons la niaque, la ruse pour retrouver un job pour embrasser nous aussi la cause de la société de la communication et de la consommation, pour être désormais utiles à la nation. On nous demande d’avoir peur et de rentrer donc dans les rangs. De ne pas manifester, d’arrêter de nous indigner, de ne surtout pas relever les erreurs monumentales commises par nos gouvernements. En finir avec la culture, en finir avec les contre-pouvoirs, voici ce qu’on nous demande. Place à l’utilité publique du divertissement, au « ministère de l’Entertainment ». 

Que va-t-il se passer après ? Tout dépendra de comment nous allons nous relever de ce trauma. Allons-nous sagement accepter les règles du jeu ou décider que ces règles ne nous conviennent plus ? Bâtir une société alternative, plutôt que de retourner dans le marasme d’avant où, pour nous, de toute façon, les chances de survie sont faibles ?

Nous avons la liberté de nous taire, mais le devoir de réfléchir. Nous avons la liberté de nous insurger contre l’aliénation de l’industrialisation culturelle. Nous avons la liberté de quitter le projet post-humaniste, de contribuer à une vision du Vivant. ll n’y a pas de murs physiques qui nous en empêchent. Que la dystopie s’accomplisse pleinement : si on se taisait, on laisserait un monde sans musique, sans écrits, sans images, sans art, sans culture, sans divergences d’opinions, sans justice, sans beauté.

Mais surtout, nous avons parfois l’urgent devoir de nous taire afin que les oeuvres et les mots ne servent pas la cause de la consommation et de la distraction. Nous avons la responsabilité de veiller à ce qu’aucune marchandisation du savoir subsiste après cette crise, afin qu’aucun totalitarisme ne puisse s’en emparer.

Nous avons la liberté de nous taire afin que jamais l’art et l’intellect ne se transforment en l’opium des peuples.


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