Par Arnaud Idelon & Samuel Belfond
De quoi le Liebert fut-il le nom ? Rétrospective en cinq opéras de deux années au Liebert, artist-run space à Bagnolet.
Elle tombe. Saturant la grande halle, les applaudissements progressent en nappes tandis que s’affaisse sa carcasse, le long du toit fatigué de la Golf. Sur le flanc, haletant, la chauve cantatrice ferme ses grands yeux. La rejoignant sur son piédestal, Printemps sonne le glas. L’ultime Opéra du Liebert s’achève. Pourtant, une foule sidérée se refuse à lever le camp, et prolonge la clameur obstinée. Elle le sait. Une fois passées ces portes, rendue à la bruine de Bagnolet, aucun rappel possible. Alors, avant que le Wonder/Liebert ne vienne se sédimenter dans la boîte à souvenirs de ces quelques centaines d’âmes, quelle dernière vision lui ravir ?
Nous l’avions rencontré Wonder, tout court. Sympathique artist-run space sis au milieu des puces de Saint-Ouen. Il s’en était fallu de peu pour que nous déjugions ces jeunes peintres, sculpteurs, musiciens , parés de grands mots – alternatifs, libertaires – plutôt que d’idées neuves. Un agrégat d’âmes, certes dévouées à la création, mais unies d’abord par la nécessité plutôt que l’envie de faire collectif, et le montrer. Pourtant. Le Liebert accolé, la bande a muté, s’est dotée des moyens, individuels d’abord, puis collectifs, de bâtir une forme nouvelle. Ils l’ont appelée “Opéra”. Elle prenait pour manifeste chacun de ces soirs uniques où l’on se rendait, palpitant, le long des travées de l’avenue Gallieni sans savoir quelles expressions, plastiques, festives, culinaires, nous allions pouvoir coudoyer.
À rebours des formats attendus – innombrables expositions collectives aux thématiques prétextes et pauvres ; transes techno sans surprises des hangars périphériques – ces “Opéras” nous paraissent une manifestation qui, si l’on ne saura dire qu’elle est complètement neuve, semble opérer une synthèse autant qu’un dépassement des formes et aspirations de l’actuelle scène parisienne. Celle qui s’est construite dans l’hybridation et la liberté des espaces excentriques. Leur précarité aussi.
Pour en rendre compte, quoi de mieux que de raconter le Wonder-Liebert en cinq actes, comme autant de soirées marquantes vécues là ces deux années passées ? Cinq actes nourris autant de nos expériences sensibles vécues au Liebert, ces deux années durant, que d’une volonté critique de comprendre, par-delà l’exaltation, ce que peuvent représenter le Wonder et ses Opéras à l’aune d’une histoire plus large, pour ceux qui en ont foulé le sol. Cinq actes nourris, donc, par la volonté de retranscrire et transmettre cette histoire, sous la forme de l’enquête, pour ceux qui auront pu la vivre autant que les autres. Nous obligeant aussi, en écho à la multiplicité des sens et des média convoqués au Liebert, à contorsionner le lecteur et les registres d’écriture, mêlant en chaque acte rapporté ici l’expression sensible, critique, à celle directement glanée lors de chacun de ces Opéras.
Acte Ier – 20.02.2017 – Dirty Pepax
Gallieni : sinistre station et gare routière, plombée de grisaille et de touristes perdus. Au milieu des autochtones statiques : des hispanophones, des asiatiques, tripotent leurs iPhones, font crisser leur valise à roulettes sur le béton sale.
Nous, traçons un chemin connu dans le cru flave des réverbères. Rasons les murs, le long de l’avenue, tout à la hâte de la noce qui vient. La route est silencieuse, la lumière municipale n’y est pas celle du centre. Quelques éclats branlants éclairent la chaussée, que bordent hôtels de passe et quelques rades mutiques.
De rares ombres passent, locales et furtives, sous le taiseux surplomb des tours Mercuriales. Du haut de leurs étages vides, les jumelles nous fixent, tandis que bifurquent nos pas au numéro 124. Nous disparaissons derrière une grille, sommes toisés par un immeuble de petite taille, râblé et mal foutu. Tout d’angles, de verre et de ciment, la tour de bureaux nous boude l’entrée mais, par l’escalier extérieur, nous accédons au toit.
Entre brasiers et méchouis, carcasses automobiles tunées et stands à boissons, s’épanche au-delà de nous une faune sans parenté avec les environs : Kappa, bonnets, Reebok, tatoués, Vêtements, faux trash, vraies Nike, percés. Ces animaux des villes errent dans le parking, trinquent, parlementent et dansent. A l’envie de descendre se fondre parmi les présences d’un parking devenu jardin de sculptures, dans un lieu nouveau, qui agite les fantasmes de la jeune garde parisienne et de ses auxiliaires, succède une déception qui croît à mesure. L’impression est tenace.
Rares surprises parmi ces formes exposées comme ailleurs, gisantes, dans une plaine de béton qui les voit dispersées. Esseulées parmi les happy few, flairant le houblon et les poignées de main, des oeuvres d’art sont rendues muettes, privées de dialogues et d’échos. En miroir des Mercuriales, elles résonnent comme des symboles vides de leur substance. Présentes, mais désormais fondues dans le décor d’une création qui scrute son reflet, singe des formes vues et revues, pour le contentement momentané de quelques âmes ragaillardies par l’air vif de la banlieue. Elles clouent quelques instants ces piétons au sol. Ils observent, toisent les constructions de fer, échangent deux mots et à nouveau déambulent. Parfois, la contemplation n’est pas soluble dans la cervoise, et l’art qu’un décor à la bringue.
Fraîchement débarqués d’une usine de piles à Saint-Ouen, carcasse accidentée aux allures de squat, le noyau dur du Wonder prend en janvier 2017 ses quartiers à Bagnolet, à quelques volées de pas du pôle multimodal Gallieni. La physionomie industrielle des alentours laisse la place à une petite tour de bureaux, au cachet discret, plantée dans un vaste parking emmuré.
À l’entrée, une grille ; le Wonder au Liebert a trouvé son credo : ce sera vie et création mêlées en la synthèse romantique d’un art désormais dilué, de l’atelier au canapé.
Recentré autour des forces vives de l’épisode audonien, c’est mûr d’une première expérience, de ses splendeurs comme de ses misères, que le collectif se projette dans ce nouveau lieu. S’amorce alors une lutte au corps-à-corps entre le Wonder et le Liebert, dans un effort collectif de lifting du bâtiment. Remise en marche des ascenseurs, rénovation du circuit électrique, alimentation en eau, constructions de cloisons pour l’habitat et mis à bas de cloisons pour dénuder des plateaux de travail… Tous cherchent des conditions minimales pour vivre et créer, collectivement. Car le vouloir-vivre-ensemble précède toute dynamique commune. Bâtir un véritable lieu de vie doit être au Liebert la première marche vers des productions individuelles, puis, nourries par les échanges et la cohabitation, des potentiels communs.
On ne vient plus uniquement au Wonder par nécessité mais par la volonté de nourrir sa pratique des échos aux autres.
La mutualisation d’un bâtiment, d’outils de production, s’augmente de l’invention ad hoc d’un mode de gouvernance organique agençant la présence au quotidien, de la création, de la production et de la diffusion. L’intrication des temps et des postures nourrit ce qui deviendra l’un des fils rouges de l’aventure Liebert : au coeur de pratiques et d’esthétiques diverses, une conversation ininterrompue, en constant va-et-vient entre individuel et collectif. Le Wonder progresse sur le mode de l’enquête, par résolutions successives d’énigmes et de mystères que lui renvoient le lieu et son voisinage. Car c’est bien le Liebert qui devient le catalyseur des trajectoires de chacun et de tous. Des humeurs qu’il transpire, le bâtiment affecte un collectif et devient le commun d’une bande hétérogène, l’argument premier, l’élément déclencheur. Et derrière les vitres fumées des ateliers, c’est le parking qui se meut en potager. Les 56 places à fleur de bitume et au “plafond de ciel” sont investies comme jardin de sculptures et d’installations rendues aux aléas du temps et de l’érosion. L’oeuvre, transmuée en organisme vivant, délivrée de son statisme, entre en contact avec le génie du lieu et s’y engouffre comme fragment partagé d’une conscience collective (1). Le Liebert comme tiers-paysage, c’est du moins la promesse de graines semées au hasard dans un lac de bitume noir, mais qui ce soir de février 2017 semble sonner creux.
Que conclure de cet écart entre intention et réception ? D’une part sans doute, que les oeuvres exposées débarquent ici tout juste d’un lieu de stockage, revenues d’expositions en white cube, et sont projetées sur ce parking comme des expôts hors-sol, sans résonance aucune avec le lieu, en deçà de l’énergie collective qu’il distille. Inertes, muettes, elles n’appréhendent à aucun moment le contexte spécifique de leur lieu de monstration, et le collectif échoue à appréhender cette translation – pourtant centrale. Il plaque des réflexes usités sans s’atteler à la nécessaire refonte d’une posture d’énonciation. Le already made passe à côté des enseignements de tout processus contextuel de création. Par rebond, le public n’est pas davantage pris en compte dans la conception de l’exposition. Le parking reste la galerie statique d’oeuvres que l’on égrène une à une. On ne s’étonne pas alors de déceler dans les attitudes des curieux foulant l’enceinte banlieusarde quelques tics et tocs croisés, ça et là, dans quelques vernissages hype.
C’est peut-être de temps dont avaient besoin ces graines et pollens.
Acte II – 11.11.2017 – Lo Gars d’icy
“Pour les Opéras, je pense que le basculement à été la soirée de Paul, ce sont des choses que nous avions déjà commencé à écrire avec Saeio mais lorsqu’il a fallu orchestrer cette exposition, avec tous ses amis artistes, nous nous sommes rendu compte que personne ne souhaitait réellement se mettre en avant au travers de sculptures ou de peintures personnelles. Nous avions tous l’envie de jouer la comedie de Saeio, qui incarnait pour nous la proximité avec l’homme plus que le peintre. J’avais, par exemple et pour ma part, plusieurs projets de pièce de théâtre-expo en cours avec lui avant l’accident. Il y avait du burlesque dans sa façon d’être et travailler et l’on se retrouvait souvent autour de ces questions pour rapprocher nos différentes pratiques.
Cela a permis de concrétiser pas mal d’envies sur l’idée de scénariser l’exposition au Wonder, de la découper et la propager dans le temps. Dès le départ, nous avions émis l’idée d’arrêter les DJ set nichés sur une scène. Il fallait que la musique prenne place comme les installations, au milieu du public et dans un espace atypique. Lo Gars d’Icy nous a contraint à penser toute l’expo en ce sens. Il y avait de la danse, de la performance, de la sculpture, de la vidéo, de la musique, du happening, des jeux avec le public et des projections. »
Si la musique prenait place comme la sculpture alors la sculpture pouvait faire irruption comme la musique
Il ne nous appartient pas de trancher dans quelle mesure la disparition de Paul SAEIO a constitué un élément déclencheur de l’évolution esthétique du Wonder/Liebert, et des pratiques de ses membres. Eux-mêmes apportent des voix divergentes sur ce point. Près d’un an après l’ouverture du lieu, apparaissent toutefois deux phénomènes qui constituent les singularités du Wonder/Liebert.
En premier lieu, cette volonté d’explorer, de disséquer, collectivement, le médium de l’exposition. Nous reviendrons à cette forme, qui sera bientôt baptisée “Opéra”. En second lieu, et ce phénomène est certainement préalable au premier, la volonté, parmi l’équipe fondatrice du Wonder, et notamment de ses plasticiens, d’identifier les traits saillants d’une esthétique commune à leurs pratiques individuelles. Tâche épineuse, à l’heure où l’on ne conçoit que rarement les possibilités d’émergence d’un mouvement d’artistes reposant sur une conception esthétique commune, à tout le moins de contiguïtés plastiques et conceptuelles au sein d’une scène géographiquement circonscrite. Ici encore, on ne trouve pas de discours concordant entre les plasticiens du Wonder. Ces derniers, toutefois, s’accordent sur les conditions propices à cette évolution commune, qui sont en premier lieu pratiques et usuelles.
C’est en effet du lieu, de la vie en commun, que prennent ancrage ces contiguïtés. L’étape de la construction des espaces communs en est un premier vecteur. L’utilisation commune de certains outils, aux prémisses d’une nouvelle aventure collective, déborde rapidement de son cadre usuel pour infuser les pratiques artistiques, déjà promptes à la réutilisation de matériaux banals dans un cadre plastique. Aux plasticiens de l’ancien Wonder – Nelson Pernisco, Thomas Teurlai, Guillaume Gouerou, Paul Saieo – se sont agrégées des personnalités nouvelles – Pierre Gaignard, François Dufeil, Thomas Hauser, Mahalia Köhnke Jehl – dont les affinités esthétiques, si elles ne sont pas toujours explicites, semblent avoir constitué une base de rapprochement. Comment qualifier ce fond commun sans dénaturer ce qui fait la spécificité de chacune de ces pratiques individuelles, souvent montrées comme telles – expositions monographiques de Pierre Gaignard à la Galerie Eric Mouchet, Thomas Teurlai chez Loevenbruck, Nelson Pernisco à la Conciergerie de Chambéry – dans des cadres plus institutionnels ?
Une réponse se trouve certainement dans l’emplacement même du Liebert. Le quartier de Bagnolet, aux extrêmes abords de la périphérie parisienne, se trouvait, au XIXème siècle, juste à l’extérieur des fortifications érigées entre 1840 et 1845 sur ordre d’Adolphe Thiers. C’est par-delà ces fortifications que furent repoussés, à la fin du siècle, les chiffonniers cantonnés jusqu’alors dans les faubourgs du nord de Paris, de Belleville à la Villette. Ces chiffonniers, figures de la modernité baudelairienne que mettra en exergue Walter Benjamin, arpentaient les rues afin de collecter, ou racheter, des objets et matériaux usagers qu’ils reviendraient ensuite à des corporations, pour une somme modique. De ces labours quotidiens, ils moissonnaient un amas de ferrailles, bois, papiers, os et peaux, transporté souvent sur un brinquebalant chariot.
Au Liebert, on retrouve l’essence de cette pratique, appliquée au labeur artistique : ces plasticiens affectionnent les rebuts, excroissances industrielles que leurs pratiques transforment, consument, martèlent. Rarement ces pièces, une fois assemblées, ne demeurent inertes. Elles sifflent, crissent ou grésillent, parfois sous le jeu d’un lent mouvement.
Et se voient ainsi affectées d’une énergie neuve, sous-jacente, un peu dangereuse, d’une violence sous-jacente, comme les murmures d’une mémoire qui voudrait griffer un peu l’oeil de celui qui les voit. Le critique Fabien Danesi aurait eu la plus juste expression à ce sujet, évoquant une “vitalité schlague”. Certains autres ici, Jérome Clément-Wilz ou Pierre Gaignard, parlent d’un art “brutal”.
Si l’on ne peut généraliser cette description à la pluralité des pratiques enfantées ici – qu’auraient à voir les documentaires de Pierre Gaignard avec les paysages de Marine Wallon, quoique – elles sont un fil conducteur qui semblent émerger des aspirations, ateliers, discussions, quotidiennement partagés par les artistes du Wonder. Partages qui ne sont pas sans heurts et frictions, d’ailleurs, les artistes ici ayant pour manie de débattre, sans cesse, et à toute heure, de la paternité de telle oeuvre, telle idée. Manie virant à l’obsession, parfois, mais témoignant surtout de la vivacité des échanges qui se déroulent ici, et leur part non-négligeable dans la production artistique de chacun. Du Low Rider pneumatique de Thomas Teurlai aux Bagnolets Chamaniques de Pierre Gaignard, Du Dreamcatcher tournoyant de Gouerou au Pilon à vapeur de François Dufeil, une obsession commune, serait-elle mouvement, se déploie. Jusqu’au Téquaté Lo Niquetété de Nelson Pernisco, petit théâtre de limaille, autosuffisant, où prospèrent les rongeurs, qui pourrait être programme, autant que compte-rendu, de ce qui s’est joué au Liebert. Indépendantes, ces pièces existent d’expositions collectives en monographies, de galeries en salons, sans que ne se perdent leur vigueur. Mais demeure une aura, celle du Liebert, émanant, pour qui veut bien la voir, de chacune d’entre elle.
Cette soirée du 11 novembre, pourtant, résonne bien au-delà de l’agrégat d’oeuvres qui feraient ensemble unité. L’émotion est première, mais à elle s’ajoute une volonté, celle de faire oeuvre ensemble. Elle se matérialise dans un décloisonnement des médiums, plastiques, certes, mais aussi musicales, culinaires, scéniques. Pour la première fois, peut-être, se trouvent sur un pied d’égalité, en conversation, les pratiques de l’ensemble des résidents du Liebert. Ont résidé ici, en effet, la cuisine sauvage de Louis Grolou et Mathilde Raimond, Jérôme Clément-Wilz et son alias Printemps, documentariste, performeur, les expérimentations musicales presque pop d’Agar Agar ou Mathilde Fernandez, les innombrables tatoueurs, passées en éphémères résidences.
Le Wonder n’est pas qu’un atelier et un lieu d’art contemporain. Au cours de ces deux années, il s’est fait radio, cantine expérimentale, studio d’enregistrement, entre autres.
Cette abondance de pratiques, nous la retrouvons, ce soir-là, disséminée aux quatre coins du pré d’asphalte. Elle témoigne également de cette actuelle propension qu’ont les artistes à penser par delà les médiums et formats. Nous sentons, ce soir, quelque chose émerger. Nous ne l’avions jamais perçu ailleurs qu’ici.
Acte III. 12.05.2018 – Mélofé
Dans un Wonder habité, au sens spirituel du terme, une chorégraphie de véhicules, en première ou rugissantes, voitures hurlantes ou silencieuses. Nous y montons par quatre, et dans chacune nous sommes accueillis différemment, sans que l’on sache toujours différencier la performance de l’improvisation totale. Notre conductrice est hystérique, éructe, aboie sur chacun, passants et conducteurs. Au fil du tour de la cour du Wonder et son hangar attenant, elle prend subitement un ton plus mystique, nous enjoint à regarder le lieu, ses pierres, ses murs. A sentir l’esprit de l’endroit. Déclaration d’amour simple et puissante d’un collectif au Liebert qu’il quittera bientôt. D’autres navettes hébergent d’autres ambiances, tantôt furieuses, tantôt méditatives.
Nous avions inauguré nos visites au Wonder par une exposition qui n’avait de collective que la superposition. Un peu plus d’un an plus tard, nous sortons estomaqués d’une expérience dont on ne sait très bien comment la définir. Exposition, oeuvre collective, pièce de théâtre ?
Mélofé fut la prise d’une conscience qu’une aventure ambitieuse prenait forme avenue Gallieni, et qu’il nous la fallait comprendre.
La genèse du projet résume peut-être l’évolution à l’oeuvre ces mois passées au Wonder/Liebert. A l’origine du projet, Célia Richard, stagiaire revenante du chapitre audonien, désormais administratrice des lieux. Elle gère l’administratif, la production, la communication : position centrale qui la place au coeur des énergies du lieu. Par là, vient l’idée de leur donner une forme. Eugénie Gaudel, comédienne et metteur en scène, apporte son concours autant qu’un regard extérieur. A elles deux, elles conçoivent Mélofé, ballet motorisé qui sera construit avec la quasi-totalité des artistes présents. Incarnant ce processus collaboratif dans la personnalité fictionnelle d’Eugène Richie, émanation symbolique du Liebert autant qu’instigateur, par mails interposés, de multiples sessions de travail qui aboutiront à l’écriture finale de la pièce. Pendant plusieurs semaines, elles entraînent les résidents du Wonder à définir ensemble une narration et ses protagonistes, aux commandes chacun d’un véhicule à l’ambiance distincte, comme autant de faces d’un prisme dont les rayons rassemblés feraient la synthèse incarnée de ce lieu, ou plutôt ce qu’ils y vivent ensemble. Peintres, sculpteurs, comédiens, apportent chacun leur compétence pour aboutir à une forme finale, celle que nous découvrirons ce jour-là.
Mélofé se prête évidemment au jeu des références. Le théâtre de la cruauté d’Antonin Artaud, en premier lieu, par le paroxysme cathartique où sont plongés les comédiens et immergés les convives, embarqués au sens propre. Et par cette violence partagée qui n’est pas tant pour elle-même qu’une recherche, plus qu’une justification, de poésie, « la poésie tout court, sans forme et sans texte” (2). Mélofé s’ancre également, plus près de nous, dans une histoire de performances faisant du public une partie-prenante, dont le 18 Happenings in 6 Parts d’Allan Kaprow – à qui l’on doit justement le terme de ce qui advient hic et nunc, happens – constituent l’un des premiers exemples d’ampleur en 1959. Elle fait écho aux pratiques transdisciplinaires du théâtre d’artiste, émergent dans les années 1960, sans pour autant se parer d’une dimension critique à l’égard de la discipline, comme souvent à cette époque. Ainsi Bernar Venet expliquait-il, au sujet de Relativity’s Track, à New York, en 1968, vouloir “changer de manière radicale tout ce qui constitue une pièce de théâtre ordinaire (…) refuser le travail habituel des acteurs, les artifices d’un texte appris, d’une gestuelle exagérée et d’une mise en scène imposée” (3).
Au contraire, Mélofé ne s’ancre pas dans un champ autoréférencé de critique du genre théâtral, ni même de la création collective. Ici, la puissance de l’oeuvre réside toute entière dans cette proximité qui semble exister de l’intention à sa réception, au moyen d’un bâtiment qui est autant une scène, une piste, qu’un catalyseur. Extérieur au Wonder, indifférent peut-être à ce qu’il s’y passe, on ne peut que sentir cette volonté de transmettre la vitalité qui existe ici, de mettre en récit une histoire collective par la création, et la rendre sensible.
Acte IV – 26.05.2018 – Jörmungandr Hybraxxx
Nos corps luisants fument en cette fraîche nuit de mai. Nos poumons s’abaissent et s’élèvent par à-coups. Nous reprenons nos esprits, hébétés et dispos, échappés d’un pogo furieux aux allures de bataille. Métaphore ténue : nous n’avons abdiqué que lorsqu’une torche, tombée de scène, a décidé d’embrasser le sol, et mêlait à nos sapes déjà salies quelques taches de charbon. Se mêlant au sang, qui peut-être nous appartient, ou alors qui vient d’un autre : ces cendres composent sur nos T-shirts détrempés de violentes abstractions. Au milieu de la fosse, la foule gesticule et piétine le foyer, dessinant les contours d’une scène primitive, brute, puissante. Cette même puissance nous habite lorsque nous vociférons plus tard dans le micro d’un karaoké métal. Puissance tantôt totale, tantôt tamisée par la conscience des regards – notre conscience d’ailleurs se dissout à mesure. AC/DC, Scorpions, Iron Maiden… aux solos épiques répondent nos enthousiastes dissonances, déterminés que nous sommes à habiter l’espace par l’excès et la voix, rendues à l’improvistes de duos avec des convives fraîchement rencontrées. « I’m still loving you » fait résonner en nous camaraderie paillarde et sincère émotion d’avoir communié, sans fard ni manoeuvres, au coeur d’un dispositif pourtant guetté par l’ironie.
L’instable équilibre se prolonge quand, sur un corps gainé de latex, figure cagoulée et pénis apparent, viennent s’abattre claques martiales, éclaboussures de jus rouges et bientôt douces accolades. Nous apprenons que l’homme ici tient depuis deux heures, à la merci de son bourreau qui va et vient. Il l’aurait battu, châtié, en des façons que nous ne pouvons même croire. C’est l’heure finale de cette danse à deux, à laquelle nous sommes, malgré nous, conviés. Dominé et dominant fusionnent sous nos yeux dans une effusion qui obstrue la violence cathartique animant, quelques instants plus tôt, cette parade BDSM. D’abord furtive, puis tenace, dans ce tourbillon de formes exutoires que nous saisit, apparaît le sentiment d’une forme de tendresse, collectivement éprouvée.
Entre ces personnes, assemblées sous la halle, ou déversées sur le parking, se distillent, comme un contagieux parfum, l’impression d’une communion sereine – en-deçà ou au-delà de la brutalité apparente des formes. Rien ne sera dit, bien sûr, dans ce parterre qui entoure la scène improviste. Dans quelques secondes, chacun retournera à ses pénates et la fièvre d’un soir qui débute. Pourtant, dans notre apaisement s’immisce un vertige : ce que le Liebert déroule sous nos yeux déborde le programme et leurs auteurs. Un relais a été pris, le témoin de l’Opéra passe de main en main. Et bientôt, quand trois porteurs contemporains promènent sur leur épaule un quatrième larron, lové dans un caddie, nous ne savons plus démêler le réel de sa mise en image, la mise en scène débordée par la spontanéité. Comme une abîme de plénitude.
S’apprêtant, ce 26 mai, le curieux fait face à l’indécision : fête ou exposition ? Quelles modalités saisir, quels réflexes investir, quel costume sortir de sa garde-robe ? Il y avait bien au Liebert de quoi perdre ses mots, devant une forme versatile et rétive à nos réflexes d’étiquetage. Jörmungandr Hybraxxx consacre en effet l’aboutissement de la forme Opéra comme dynamique d’hybridation. A l’exclusive mise en espace rationalisée d’oeuvres, aperçue notamment avec Dirty Pepax, se substitue la logique rythmique et mélodique d’une partition, introduisant le spectateur à l’expérience d’une temporalité. Produit d’une réflexion collective et continue entre les murs du Liebert, irradiant l’ensemble du site, l’Opéra provoque le médium exposition.
A la tentation de faire d’une thématique le cri de rassemblement des artistes et des oeuvres, il substitue un registre d’émotion, qui n’émane pas tant de chaque pièce que de tout le bâtiment. Il est injonction émotionnelle, dans la production des oeuvres autant que leur ordonnancement. Il n’est plus question ici de l’argument d’une thématique générique pour servir de fil rouge à la mise en coprésence d’oeuvres imperméables les unes aux autres – recette si souvent convoquée de l’exposition collective – mais d’une énergie diffuse investie comme point de départ d’une mise en récit de l’espace, et d’une mise en temps de l’espace.
Sans doute est-ce là que se cristallisent les recherches d’un collectif en enquête permanente : le choix d’embrasser l’ethos du dramaturge, celui de se détacher de la dimension spatiale de l’exposition, et considérer son déploiement dans une temporalité distendue et fragmentée.
Élément moteur : la réflexion à l’oeuvre sur la place de la musique live, que le collectif fait descendre de son piédestal pour l’intégrer à la dramaturgie d’ensemble. Les hurlements du groupe sont interrompus par un karaoké, l’attention est sans cesse reportée par une autre polarité. Rien n’est centre dans ce décor sans gravité. Le Wonder nous convie à une expérience synesthésique sous les auspices de la fête, convoquant sa puissance de régénération des postures (de l’artiste, de l’oeuvre, du spectateur), de décloisonnement des esthétiques et des registres et provoquant, dans une joyeuse polyphonie, l’abolition des codes de la réception au sein du médium exposition.
Comme un pyromane allumant mille mèches aux quatre coins de la forêt, les artificiers du Wonder déclenchent, du parking à la grande halle, des scénettes dont le signalement aimante la curiosité, suscitent de belles vagues de foule. En creux de ces mouvements, le spectateur reste libre de regarder autant que de ne pas voir.
Il passe outre – involontairement ou non – un certain nombre d’événements et, en fonction de l’humeur du soir, de l’heure de son arrivée, des rencontres qu’il fera… Il choisit, parmi la somme de combinaisons possibles, l’agencement singulier de sa déambulation. Il fait l’expérience d’une exposition diffuse, qui le responsabilise comme partie-prenante, parfois à corps défendant (le voici devenu le voyeur d’une scène de domination), parfois à bras-le-corps (personne pourtant ne l’a forcé à hurler à la mort dans ce micro). Il éprouvera sans doute la sensation d’une autonomie retrouvée, inventant son propre dialogue avec l’oeuvre, libéré d’un rapport bien souvent frontal et chronométré. Déstabilisé, privé du référentiel convoqué chaque semaine en vernissage, le spectateur est ainsi sommé de reconsidérer sa posture, quitte à s’oublier comme spectateur.
Il ne s’agit plus en effet d’une expérience de réception, et la tonalité passive qu’elle induit, mais d’une expérience de conjonction : son rôle désormais sous la grande halle du Wonder est de joindre, conjuguer l’existant, organiser les échos, réunir les motifs en chef d’orchestre d’une cacophonie par tous ordonnée. Conjonction : situation de deux astres ayant la même longitude géocentrique ou la même ascension droite. Ici s’organise une double abolition de l’autorité : on quitte la frontalité surplombante de l’oeuvre sur le mode de la rencontre (ou de la conjonction) et l’on assiste à la dilution de l’auctorialité. De fait, le référencement individuel des oeuvres n’est pas un sujet dans ces Opéras et, bien que le connaisseur reste en position de rejouer la paternité de chacune, elles intègrent une globalité signifiante, une méta-signature. Celle du Wonder, marqué au fer rouge du Liebert.
Acte V – 01.12.2018 – Opéra d’hiver
Au creux des ruines
qui commencent à geler,
en attendant le soleil
on peut déjà y renifler le son
des longues nuits
Dans un temps où tout disparaît
chaque jour pour se réinventer
le lendemain, il est difficile
d’y annoncer vos chances
de survies. Certains
ont raconté que l’hiver nous pétrifierait, et peut-être
même qu’il nous aurait d’ores
et déjà renvoyé à un archivage
congelé et déchu
D’autres se doutent
se demandent
si il est même envisageable
d’y survivre. Les doutes ont
leurs cosmogonies et
respections-les, mais personne
ne s’est douté que l’hiver
ne serait pas qu’un obstacle
à un nouveau cycle, mais
un monde en soi qui s’annonce
ici et maintenant,
grand ouvert.
Les jours suivent et le labeur
nous colle aux talons. Le temps
est venu de se rassembler
au foyer, pour éprouver nos
chaleurs respectives et monter
un feu pour explorer ce champ
de bataille.
Même si certains périront
en affrontant cette banquise,
il est entendu que la houle
leur permettra
de comprendre les indices
et de nous accompagner
sur cette lumière rasante.
Célia Richard, Extrait du plan de salle, Opéra d’Hiver.
S’il n’est pas encore acquis de connaître le devenir du Wonder, son collectif et ses individualités, l’expérience qu’a pu représenter le Liebert, pour ses membres et son public, est désormais achevée. Qu’en tirer aujourd’hui, alors même que nos souvenirs sont encore vifs, ses couloirs pas tout à faits déserts, mais qu’il nous paraît déjà essentiel de l’inscrire dans un horizon plus large ? L’analyse critique bifurque ici en deux voies, distinctes et complémentaires. Celle, tout d’abord, interrogeant le passé afin de comprendre la singularité de ce qui s’est déroulé ici, sous nos yeux, afin de dégager du sensible des enseignements plus vastes. Celle, ensuite, de sonder de quoi l’avenir du Wonder pourrait être fait, si tant est qu’il doive et puisse en être un amputé du Liebert.
Il serait illusoire de penser le Liebert comme une expérience collective et artistique purement neuve, sans le placer en miroir de dynamiques antérieures. Sondant le XXème siècle, on trouvera des échos certains au sein d’initiatives convoquant le collectif comme dépassement des pratiques individuelles et questionnement des différents média artistiques. Au sein des avant-gardes les plus bruyantes – surréalistes en première ligne et jusqu’à l’activisme des eighties – prévaut une intention politique : transformer le corps social au-delà de l’œuvre ou l’espace d’exposition. Au lendemain des années 60, on scrute des aventures collectives questionnant moins le pouvoir de transformation de l’art au-delà de ses frontières que le médium lui-même, que l’on questionne, tord, brusque et remodèle.
Le collectif Wonder, et les formes créées au Liebert, peuvent évoquer, en creux, ces deux horizons. Si la question politique subsiste, elle demeure cantonnée, souvent, à l’effort de faire exister un lieu de communs, auto-géré et indépendant dans la vie tant que la création – plutôt que l’objet des pratiques artistiques. Si le Liebert consacre une forme d’enquête au long cours sur le médium artistique, à travers ses Opéras, cette enquête est expérimentation pratique plutôt que glose.
La finalité, ici, réside dans l’exploitation d’un lieu, le Liebert, comme répertoire de formes et de vie.
Il nous faudra, pour établir le parallèle historique le plus évident, peut-être, aux Opéras du Liebert, se référer aux formes premières des arts performatifs dans la période moderne, et son évidente conjonction à la fête comme espace et temps de communion. La préfiguration de ces pratiques performatives, ou du moins la porosité naissante entre arts plastiques et arts vivants, au début du XXème siècle, s’inscrivait dans une volonté de dépasser un certain statisme formel, du pictural à la sculpture, et lui rendre son potentiel dynamique, en phase avec un monde perçu comme accéléré. C’est ainsi que le futuriste Soffici, s’écriait, alors que s’ébrouent en 1911 les premières Serata futurista : « le spectateur doit vivre au milieu de l’action peinte » (4). À ces premières incursions modernes des plasticiens dans le vivant – détournement tapageurs des formes théâtrales et musicales, poussées dans leurs derniers retranchements absurdes ou bruitistes – succèdent, plus notables dans la mémoire collective, le Cabaret Voltaire, premier sursaut dada, et ses émules partout en Europe. Le Cabaret de Zurich, initié par le couple Hugo Ball et Emily Hennings, démantibulait la forme festive du café-concert, très en vogue dans l’Europe de ce début de siècle, par la fusion des arts souvent naissants d’une bande de peintres, écrivains, dramaturges. Parmi lesquels on compte évidemment Tzara, ainsi que Jean Arp, Marcel Janco, Richard Huelsenbeck, Sophie Taeuber-Arp. Aux créations quotidiennes de l’équipe fondatrice se liaient ponctuellement les contributions externes d’artistes locaux ou de passage, parmi lesquels Paul Klee ou Kandinsky. En résultait, les quelques mois durant de l’activité du Cabaret Voltaire, une activité quasi-quotidienne de création, présentées presque in medias res, pièces, musiques, costumes et peintures étant données quasiment instantanément au public s’y massant chaque soir dans un tumulte que l’on peine à imaginer aujourd’hui.
Ce détournement volontaire des formes de divertissement populaire – ici, le cabaret et le théâtre de variété – répondait ainsi à l’injonction d’ancrer la création dans un champ plus large que celui de l’art même : au plus près de la vie de son temps. La fête, en tant qu’espace de possible et de détournement, était ainsi l’interface choisie comme configuration nouvelle de la réception, à même de générer des émotions plus vives et plus profondes chez les spectateurs, qu’ils soient initiés ou profanes. Près d’un siècle plus tard, aux abords de Gallieni, n’est-ce pas un phénomène analogue qui se joue lorsque, sous les atours d’une fête alternative, se révèle une plus ambitieuse confusion des genres ? Lorsqu’à l’attendue techno binaire peut succéder, pêle-mêle, un band de metal, un groupe traditionnel breton, un performeur préhistorique ? Lorsqu’à l’intersection de deux formes éculées – la rave électronique et l’exposition collective d’art contemporain – s’en dévoile une, neuve et pourtant familière de l’ethos du Grand Paris périphérique ?
Le Liebert, comme le Cabaret Voltaire en son temps, semble se jouer des codes d’un Zeitgeist festif pour tenter justement de lui échapper.
Dans son fonctionnement, pourtant, le Wonder se démarque des débuts de dada, qui voyaient déjà ses membres se déchirer entre volontés de changer l’art, le monde, ou rien de tout cela.
L’aventure du Liebert est collective, davantage, bien qu’elle ne voit pas, entre ses membres, de volonté de théoriser leurs intentions. Faire plutôt qu’édicter.
En ce sens, elle renvoie à d’autres fêtes, une décennie après Zurich, qui prenaient pour théâtre le Bauhaus, école alors au fait de son activités. Ces fêtes, qui contribuèrent pour une importante part à la renommée de l’école, étaient des célébrations voyant l’ensemble des membres de l’établissement, élèves et professeurs, œuvrer pendant des semaines, voire des mois, à leur préparation. Mêlant spectacles vivants, noces, ébauches des formes qui seraient plus tard nommées performatives, la Fête Métallique de 1929 représentera un aboutissement de mise en commun des énergies autant que de dépassement des pratiques individuelles, de l’atelier de métal à celui de théâtre. Cette fête productive, telle que la définit Véronique Goudinoux (5), est symptomatique d’une propension à s’affranchir des média classiques de l’art – l’exposition en premier lieu – et fait de la dimension festive un prétexte autant qu’un support à l’exploration individuelle et collectives de formes neuves, souvent par delà la simple monstration d’œuvres.
En ce sens, on perçoit chez le Liebert non pas une volonté d’illustrer – par l’Opéra notamment – des principes ou conceptions de l’art que de chercher et trouver des manières de créer et partager ces créations.
Ainsi, le Liebert se démarque peut-être dans l’histoire critique des pratiques collectives par une absence revendiquée de dimension programmatique – ou systémique. S’ils ne tiennent – ou alors de manière sporadique et informelle – de discours sur la société, ils s’abstiennent également de chercher à interroger l’art-même, ses médiums et pratiques, de manière autoréférencée. Les Opéras n’existent pas pour démontrer ou concurrencer la forme traditionnelle de l’exposition collective, mais davantage pour offrir une forme plus immédiatement satisfaisante de création et de conjonction.
C’est justement parce qu’on ne sait précisément ce qu’on va y trouver, moins encore peut-être ce qu’on va y chercher, que les Opéras représentent une forme d’expérience – tout à la fois esthétique et festive – dont nous ne trouvons aujourd’hui pas d’équivalent.
Ils nous confrontent, en creux, au relatif essoufflement des formes de l’exposition d’art contemporain, dans la mesure où celle-ci peine aujourd’hui à prendre en compte pleinement le spectateur et sa réception de l’œuvre. En faisant œuvre commune, les artistes du Wonder/Liebert sont parvenus à y faire adhérer bien davantage que leurs seuls résidents.
Épilogue – Par-delà Bagnolet ?
Le Liebert survivra-t-il à sa disparition ? Les quelques manifestations ayant eu lieu en marge de celui-ci – exposition collective à Mécènes du sud Montpellier-Sète, candidature collective au Prix des Amis du Palais de Tokyo – n’ont pas encore l’ampleur qui permettrait de déceler les prémisses d’un après. Se ressent pourtant, en filigrane, la volonté des membres d’inscrire le Liebert dans un cadre dépassant sa seule existence physique. Faire école, pour contrecarrer l’éphémère programmé du bâtiment ? Les ateliers mis en place de manière croissante avec des étudiants, autant que la concession par ses plasticiens de leur attrait pour une forme peut-être romantisé de “mouvement” artistique, semblent en témoigner. Ils le déclarent d’ailleurs sans ambages : la plus éclatante réussite de l’équipe fondatrice consisterait, un jour, en son départ et la perpétuation du collectif.
Le Wonder devra survivre à ses membres, tant qu’il demeurera “outil de survivance” pour une prochaine génération d’artistes.
Cette survivance, immédiate et précaire, nous paraît d’une autre la réverbération, par delà les lumières excentriques de l’avenue Gallieni. Celle, plus diffuse, des enfants du tournant, génération qui cherche dans les ruines, métaphoriques autant que bétonnées, les prémisses d’une poétique neuve. Dans les vestiges industrieux d’une usine à Leipzig, Camille de Toledo, Aliocha Imhoff et Kantuta Quiros prennent possession d’un décor décliniste. “À l’endroit même de la ruine, là où s’était achevé le monde d’hier” , ils insufflent, à rebours du fatalisme ambiant de leur époque, jamais remise de la mort sans appel des utopies d’un monde de blocs, un sursaut aux formes. Et clament le droit à trouver dans la ruine le terreau fertile à une pensée des potentiels. Au cœur des “souvenirs d’un monde qui avait sombré, corps et âme”, ils puisent l’énergie nécessaire à trouver la page blanche leur permettant de s’émanciper d’un âge et d’un monde. “La ligne du XXème siècle s’achevait là, dans cette usine hantée. Ici, s’était échoué le vieux rêve de transformation, un rêve qui avait défiguré l’Histoire et laissé le terrain à la pluie. Nous allions nous occuper des restes, inscrivant notre geste sur le lieu même de l’épuisement”. À Bagnolet en ce 1er décembre, lorsque le regard balaye depuis la grande halle l’étendue accidentée d’un parking déjà avalé par les pelleteuses, décor de ruines, no man’s land ou champ de bataille à l’agonie, il est possible que l’on sente poindre cette force occulte et indéterminée, ce quelque chose de l’ordre de l’intuition qu’il s’est joué, dans ce jardin d’acclimatation au lac de bitume noire, un salvateur renouveau des formes, un frisson qui laisse entre-apercevoir pour la création contemporaine des potentiels à faire advenir – du moins le pressentiment d’une poétique en devenir.
Arnaud Idelon & Samuel Belfond
(1) Gilles Clément, Manifeste du Tiers-Paysage
(2) Antonin Artaud, Le théâtre et son double, « En finir avec les chefs-d’œuvre », p.121
(3) Lista Giovanni, La Scène moderne, chap. « Le théâtre d’artiste », Paris, Carré, 1997
(4) RoseLee Goldberg, La performance, du futurisme à nos jours, Ed. Thames et Hudson, 2012, p.14
(5) Hier et aujourd’hui / Véronique Goudinoux in Art press 2, n° 40 (février / mars / avril 2016)