Par Marie Prunet
Le 14 juin dernier, un vote historique venait récompenser la mobilisation de milliers d’argentines : Après approbation au Parlement, l’IVG est en voie de légalisation dans le pays. La nouvelle suscite la liesse, mais cette victoire reste fragile, puisqu’elle doit maintenant passer devant un Sénat majoritairement conservateur. Retour sur une mobilisation exceptionnelle, à l’avant-garde du combat pour les droits des femmes en Amérique du Sud.
Du foulard blanc au foulard vert
Un jour d’avril 1977, à Buenos Aires, en pleine dictature, une femme s’attache un foulard blanc autour de la tête pour réclamer son enfant disparu. Le foulard blanc devient alors le symbole d’un acte militant où des femmes, ensemble, brisent le silence et interpellent, réclament, exigent publiquement.
Des dizaines d’années plus tard, en 2003, une alliance fédérale féministe, la Campaña Nacional por el Derecho al Aborto legal, Seguro y Gratuit récupère ce symbole en lui donnant une nouvelle couleur et une nouvelle signification.
Le mot d’ordre est de le porter, partout, tout le temps. Il est en manifestation, mais aussi au travail, à l’université, dans la rue, au cinéma, dans les bars… Dessus, il est écrit : « Educación sexual para decidir, anticonceptivos para no morir, aborto legal para no morir”. (Education sexuelle pour décider, contraceptifs pour ne pas avorter, avortement légal pour ne pas mourir). Autour du cou, sur le sac, dans les cheveux, le foulard est vert et il est devenu la nouvelle expression de la lutte féministe en Argentine.
Le droit à l’IVG, entre « justice » et contrôle
Nous sommes le 08 mars 2018, il est presque 16h à Rosario, troisième ville d’Argentine. Les rues sont chargées d’humidité et la chaleur est lourde en cette fin d’été dans cette ancienne ville portuaire, accrochée à la rive du Paraná au nord de Buenos Aires. Autour de la statue du Libertador, des centaines de personnes sont rassemblées. C’est la grève des femmes aujourd’hui et le vert, plus que d’habitude, a habillé le paysage urbain.
« Buscate el panuelito verde » (« Trouve-toi le foulard vert ») lance-t-on à celles qui rejoignent la foule.
Le panuelito verde, on le voit enroulé sur tous les corps. Toutes s’identifient et se reconnaissent sous le foulard vert qui est parvenu à faire marcher côte à côte, des femmes trotskistes, kirshneriste, macriste, des femmes jeunes, âgées, des hippies, des fashions, des riches, des pauvres… mais aussi de nouvelles militantes disposées à marcher “s’il s’agit d’éviter que les femmes continuent de mourir”.
Théoriquement, l’avortement est permis en Argentine depuis 1921 dans deux cas : de danger pour la vie de la femme ou de malformation du fœtus ou en cas de viol (Article 86 du code pénal). Il y a quelques années, cet article a été élargi et prend en compte la santé « psychosociale » de la femme.
Cependant, et ce jusqu’en 2012, les cas devaient être présentés devant un juge qui donnait un avis positif ou négatif pour pratiquer une IVG. Bien souvent, le retard judiciaire rendait l’avortement impraticable à cause du stade de la grossesse devenu trop avancé… En juin 2015, le Ministère de la Santé de la Nation Argentine publia le protocole à suivre pour la prise en charge et l’accompagnement des femmes dans la pratique de l’IVG légale dans toutes les institutions hospitalières du pays, publiques ou privées.
Cependant, ce protocole ne fut pas accompagné d’une diffusion suffisante et son application ne fut pas généralisée à l’ensemble du pays. Aujourd’hui, les IVG légales ne sont pas toutes réalisées car beaucoup de médecins refusent de les pratiquer pour des raisons religieuses et une femme qui avorte ainsi que le médecin qui pratique l’opération, en-dehors des cas dépénalisés, risquent 1 à 4 ans de prison.
Aujourd’hui, les IVG légales ne sont pas toutes réalisées car beaucoup de médecins refusent de les pratiquer pour des raisons religieuses
En réalité, seulement 9 des 24 régions d’Argentine possèdent leur propre protocole d’attention pour les avortements non punissables. C’est le cas celle de la Terre de Feu ou de Santa Fe (au nord de Buenos Aires). 7 autres provinces ont mis en place un protocole qui met en difficulté l’accès au droit à l’IVG, c’est le cas de Buenos Aires Capitale et de sa province ou encore de la province de Salta au Nord de pays. Et enfin, les 8 juridictions restantes n’ont même pas adopté de protocoles locaux : c’est le cas de la province de Mendoza à la frontière avec le Chili.
Il n’existe donc pas de normes fédérales appliquées à l’ensemble de l’Argentine pour assurer de manière effective l’exercice d’un droit que les femmes ont depuis 1921.
…une femme qui avorte ainsi que le médecin qui pratique l’opération en dehors des cas dépénalisés risquent de 1 à 4 ans de prison.
« Avortement légal pour ne pas mourir »
Pourtant, les avortements clandestins ou mal accompagnés sont la première cause de mortalité maternelle en Argentine. Entre 370 000 et 522 000 avortements clandestins sont réalisés par an selon les estimations du Ministère de la Santé, 80 000 de ces femmes sont hospitalisées des suites de ces avortements et 100 d’entre elles n’y survivent pas.
Depuis 13 ans, le 28 mai 2005, la Campana Nacional por el Derecho al Aborto Legal Seguro y Gratuito (Campagne Nationale pour le Droit à l’Avortement Légal, Sur et Gratuit) dont le mot d’ordre est “Educación sexual para decidir, anticonceptivos para no abortar, aborto legal para no morir”. (Education sexuelle pour décider, contraceptifs pour ne pas avorter, avortement légal pour ne pas mourir) et dont le symbole est le fameux foulard vert, se bat pour faire adopter ce projet de loi à la chambre des députés. Durant les 11 dernières années, le projet de dépénalisation de l’IVG fut présenté 6 fois à la chambre, sans succès.
Education sexuelle pour décider, contraceptifs pour ne pas avorter, avortement légal pour ne pas mourir
Pourtant, en mars dernier, le président conservateur et publiquement « pour la vie », Mauricio Macri a ouvert le débat. Cette fois, le projet a recueilli le soutien de 72 législateurs de différents partis politiques. Dans la foulée, quatre commissions se sont formées pour discuter du projet et des réunions informatives ont commencé à partir du 10 avril.
Déjà plus d’une dizaine ont eu lieu dans lesquelles près de 700 personnes ont été invitées à s’exprimer pendant sept minutes chacune, les mardis et les jeudis, pour ou contre l’avortement légal. Parmi elles, la présidente du Haut Conseil français à l’égalité entre les femmes et les hommes, Danielle Bousquet, est intervenue le 8 mai pour présenter la situation en France et défendre l’avortement légal.
Le projet de « la Campaña » est que toute femme ait le droit de décider volontairement l’interruption de sa grossesse durant les premières quatorze semaines de gestation. En plus de celui-ci, 10 autres projets ont été présentés et sont actuellement discutés à la chambre des députés. Certains vont plus loin et demandent un soutien psychologique pré et post avortement ainsi que la production de la pilule abortive dans le pays (le misoprosol).
Certains enfin, évoquent l’objection de conscience des professionnels, et la nécessité de proposer des jours de réflexions antérieurs à la pratique. Pour ceux qui soutiennent le projet de la Campaña, ces propositions entravent l’accès à l’avortement. Pour ceux qui ne sont pas totalement d’accord, c’est la condition pour soutenir la loi…
Le féminisme argentin : moteur politique inévitable
Il est difficile de parler de l’activisme féministe en Argentine sans parler des mobilisations d’ampleur qu’a suscité la vague de féminicides des années 2010-2015 dont le meurtre de Lucia Perez dans la ville côtière de Mar del Plata au sud de la Capitale.
C’est cette année-là qu’est née la consigne « NI UNA MENOS » (Pas une de moins) et avec lui une des plus grandes mobilisations féministes d’Amérique Latine avec un rassemblement de près de 300 000 personnes à Buenos Aires et qui se répéta dans tout le pays et dans le reste de l’Amérique Latine. Depuis lors, la mobilisation féministe en Argentine est devenue un important moteur politique et social.
La loi pour l’avortement légal fait de l’Argentine le 3ème pays d’Amérique Latine à le permettre sans condition après Cuba (1965) et l’Uruguay (2012), et resterait à l’avant-garde de la lutte pour les droits des femmes sur le continent.
En effet, mis à part ces rares cas, l’Amérique Latine est une des régions du monde les plus restrictives en matière d’accès à l’IVG avec le cas notamment du Salvador ou du Honduras où il est considéré comme un homicide aggravé dans n’importe quelle circonstance avec une peine encourue de 30 ans. Dans les pays voisins de l’Argentine, comme le Chili ou le Brésil, il n’est permis qu’en cas de viol ou de risques graves pour la vie de la femme ou du fœtus.
Reste à savoir si le gouvernement fédéral argentin se donnera vraiment les moyens de mettre en place les structures nécessaires et appliquera un protocole homogène à tout le pays pour qu’enfin, les femmes aient pleinement accès à leur droit. Mais pour que la loi soit définitivement approuvée, elle doit également passer par le Sénat qui compte 40% de sénateurs dont la position n’a pas encore été dévoilée. D’autant que, c’est dans cette instance que le poids des provinces et de l’Eglise est le plus important, comme le rappelle la journaliste Angeline Montoya pour Le Monde. Les discussions devraient commencer en septembre dans la chambre haute.
On peut espérer que le oui massif pour l’avortement en Irlande, pays très catholique et qui punissait l’avortement de 14 ans de prisons jusqu’à ce 26 mai 2018, est un bon signal pour ce qui va suivre en Argentine. En tout cas, si la loi est approuvée et que l’accès à l’IVG sans condition en Argentine devient gratuit, légal et sûr, le vert sera la couleur de la victoire.