4:30, quelque part à Saint-Ouen.
Imaginons Edgar, sympathique noceur parisien. Edgar, hébété, est au pinacle de sa transe chimique. Il tangue aux abords du dancefloor. Ou peut-être est-ce le dancefloor même qui titube ? Il veut prendre quelques distances avec la basse métronome, qui l’assourdit, et finit par s’affaler sur un fauteuil, improvisation en bois recyclé. Edgar est avachi, vaincu au fin fond de cette zone industrielle audonoise.
Par-dessus son front bas, de silencieuses ombres gisent sur le mur. Telles des défuntes, une dizaine de photographies, médiocrement éclairées. Comme Edgar, peu verront ce soir cette exposition autoproclamée, annoncée pourtant jusque sur le flyer de cette soirée, fictive certes, « Underground Art & House Music ».
Par souci de neuf, d’hybride et d’expérimentation, les incursions des arts plastiques dans la nuit alternative se sont multipliées ces dernières années. Ce phénomène fait suite à l’apogée, la saturation même, du renouveau de cette fête alternative dans un Paris – et ses couronnes – qu’on disait endormi. De la moindre soirée techno en warehouse aux programmations bigarrées des nouveaux lieux de fêtes bourgeonnant aux abords du périphérique, La Station-Gare des Mines, Le Wonder/Liebert, La Halle Papin, entre autres, les réjouissances festives se trouvent souvent mâtinées de programmes composites, performances, expositions, qui viennent ponctuer le temps et l’espace de la fête. La porosité qui existe au sein de ces nouveaux tiers-lieux, entre musiciens, DJ et plasticiens, contribue à ces nouveaux formats.
« Les tiers-lieux, s’ils ne représentent pas tant un phénomène neuf qu’une terminologie récente pour nommer les lieux intermédiaires, favorisent l’hybridation des formats en tant qu’ils concentrent, pour une génération de jeunes créateurs avides de collaboration, des moyens de création, production et diffusion » détaille Arnaud Idelon, journaliste et membre du Collectif MU.
Si l’union des arts et de la fete va donc aujourd’hui de soi, les noces ne sont pourtant pas toujours heureuses. Alexandre Gain, fondateur de plusieurs squats, dont le Point G, L’Amour, et plus récemment le FDP, tonne contre ces rapprochements systématiques : « L’art sert souvent de faire-valoir à une teuf qui n’est de fait plus assumée. » En ligne de mire, le jeu des organisateurs de soirées qui tentent de s’acheter une crédibilité, branchée ou institutionnelle, en confinant dans un coin de la piste une œuvre absconse, ou confondant création artistique et décor. « Bien sûr, certaines productions peuvent prendre tout leur sens lors d’une soirée, mais l’on amalgame trop souvent art contemporain et scénographie ».
Comme Alexandre Gain, de nombreux acteurs du milieu tonnent pour une séparation plus nette entre les champs, arguant que la présence des 3,5 grammes d’alcool et quelques milligrammes de poudres diverses dans le corps d’Edgar et ses congénères ne les rendront pas nécessairement plus aptes à vivre une véritable rencontre esthétique. Un compromis ? Scinder plus nettement le temps, ou l’espace, de l’œuvre de celui de la noce.
Notable exemple, la soirée Melofé présentée en Mai au Wonder. Un premier temps performatif, où les visiteurs furent invités à de folles ou célestes embardées, à bord de bolides divers où les attendait chaque fois une expérience nouvelle. Le temps de la rencontre. Vint ensuite celui de la fête, cadencée par des sets fiévreux. Une séparation temporelle qui permit aux curieux de vivre successivement une émotion esthétique, puis la fête vivre pleinement, sans qu’aucune des deux expériences ne se trouve lésée. Cette scission n’est cependant pas canonique. Nelson Pernisco et Pierre Gaignard, plasticiens et membres de ce même Wonder, développent ainsi le concept d’« Opéra » pour évoquer la manière dont ils envisagent la programmation vespérale de leur lieu. En jeu, la circularité des œuvres, actes et personnes au sein d’un espace où chacun est autant spectateur qu’acteur d’une pièce qui se joue en des actes multiples aux quatre coins du Wonder. Le week-end passé, on y vivait, conquis, un continuum mêlant concerts de Métal, karaoké fédérateur, performance tendre de domination, exploits culinaires de Grolou Danjou, et mille autres œuvres que l’on pouvait apercevoir, ou non, tant le lieu en débordait.
La scène queer se trouve ailleurs souvent fer de lance de ces programmations composites et défricheuses, par le biais souvent de la performance. Le collectif Polychrome a fait de la pluralité des médiums un leitmotiv, sans la rendre non plus automatique dans leurs exploits nocturnes. Les confidentielles soirées Nipples sont également bariolées d’actes performatifs. Pour Alexandre Gain, son plus beau souvenir demeurera ces soirées Drag, au regretté Amour de Bagnolet. Son public, costumé et maquillé par les artistes présents, devint partie intégrante de l’œuvre, et ainsi des sens et propos de cette manifestation.
Avant de finir, rendons à César son dû. Ce n’est pas à Paris que sont apparues ces tentatives fructueuses de lier art contemporain et bringue. Aux abords de Saint-Jean de Luz, le festival Baleapop en est pour la neuvième année l’un des précurseurs. Baleapop, ce sont quelques jours invitant les festivaliers, aujourd’hui quelques milliers, à vivre une programmation musicale pointue autant qu’une proposition d’art contemporain exigeante, faisant la part belle à la jeune création. « La plus grande partie de notre public vient pour la musique. D’ailleurs, le format de « festival d’art contemporain » n’existe pas. C’est là où réside tout le chalenge, qu’un médium ne soit pas décoratif, le faire-valoir de l’autre. » explique Manon Boulart, artiste et cofondatrice du festival. « En programmant des artistes comme Usé ou Mykki Blanco dont les lives sont à la limite de la performance, nous souhaitons montrer que la frontière entre art contemporain et musique est très floue. Et ainsi toucher un public curieux de découvrir le versant art contemporain de la programmation. »
Cette ambition va ainsi de pair avec une réflexion sur les moyens de faire co-exister au mieux les médiums : « Nous souhaitons que les oeuvres vivent au milieu des festivaliers, sans la dimension sacrée du white cube, elles deviennent des objets populaires. » poursuit-elle. Et de regretter, elle aussi, l’indigence de certaines initiatives : « Présenter des oeuvres mal choisies et souvent mal exposées pour avoir une caution arty, c’est comme prétendre être food festival en invitant deux foodtrucks cuisine du monde. »
Au sein d’une offre festive toujours plus effervescente – dont ceux qui font la nuit, à Paris et ailleurs, sont les premiers à remercier – il en va ainsi de la responsabilité des ces organisateurs et lieux de penser leur programmation en respect des médiums, qu’ils soient plastiques ou musicaux.
Mais, en dernier ressort, c’est au public qu’il incombe de savoir vivre cette expérience de fête plurielle. Nous avons tous, comme Edgar, le droit à l’ivresse et l’abandon, au fond d’un hangar périphérique ou sur une plage de la côte basque. Il nous revient cependant le devoir, l’obligation peut-être, de considérer que cette fête ne peut justement être plurielle que dans la mesure où chacun prend en considération l’environnement dans lequel il se meut. Fut-il fortement éthanolé. La richesse qui nous est aujourd’hui proposée par une génération neuve de créateurs, artistes et collectifs, permet, jusque dans les heures les plus tardives, la surprise, la découverte, la rencontre. En être partie prenante, c’est se mettre soi-même en adéquation avec l’état, de curiosité et de respect, qui anime cette fête plus libre et généreuse.