Dans un pays où les interactions entre musique classique et musiques actuelles ne sont pas nécessairement si nombreuses et évidentes, Orchestre Orage vient bâtir des ponts bienvenus. Composé de seize musiciens classiques qui n’hésitent pas à appliquer des amplifications et des effets à leurs instruments, il s’associe régulièrement à des artistes de la scène des musiques actuelles autour de créations originales portées sur scène. Aux arrangements et à la direction, Uèle Lamore, 23 ans, formée aux Etats-Unis et revenue développer ses projets en France forte d’une vision rafraîchissante. Rencontre avec celle que Cheek Magazine a non sans raisons baptisée la « cheffe d’orchestre du futur ».
En concert :
15.05 / Switch Festival #2, Théâtre de Vanves w/ Gëinst
Est-ce que tu pourrais retracer les grandes lignes de ton parcours musical ?
J’ai commencé la guitare classique quand j’avais quatre ans, je suis passée à la guitare électrique vers dix ans, j’ai continué à apprendre et en même temps je suivais des cours en ligne pour apprendre les bases de la production.
Quand j’ai eu mon bac je suis partie directement à Los Angeles où j’ai fait une école de jazz contemporain en guitare. Ensuite j’ai été transférée dans une seconde école où là j’ai décidé d’arrêter complètement de jouer de la guitare pour ne faire que de la composition classique.
J’ai commencé par hasard à faire de la direction musicale, parce que je devais écrire de la musique pour ma spécialité, mais au bout d’un moment j’écrivais pour trop d’instruments donc il fallait un chef d’orchestre. C’est comme ça que j’ai commencé à apprendre un peu les bases, puis tout le monde m’a encouragée à creuser ça. C’est finalement devenu ma spécialité. Quand j’ai eu mon diplôme, j’ai fait un apprentissage avec le Metropole Orkest en Hollande. Puis je suis revenue à Paris, et j’ai créé mon propre orchestre.
Tu es partie aux Etats-Unis spécifiquement pour étudier ? Car tu ne trouvais pas de formation qui te convienne en France ?
Déjà j’avais envie de partir, car quand tu peux aller à l’étranger pendant tes études autant le faire, et en plus effectivement il n’y a littéralement aucune école qui propose d’étudier comme je l’ai fait. C’est soit très axé Conservatoire, soit complètement musiques actuelles. Et j’ai un passeport américain maintenant !
Est-ce que tu penses qu’elle bouge un peu justement cette frontière musique classique/musiques actuelles en France ces derniers temps ?
Je pense qu’il y a une porosité qui est en train d’apparaître qui n’était pas forcément là avant, avec des lieux tels que la Philharmonie ou La Scène Musicale qui ont vraiment une programmation très variée et accessible. Les grandes institutions – et c’est vraiment là où il faut que ça change – sont en train de se rendre compte qu’il faut un peu modifier l’offre et s’adapter à la demande.
Est-ce que ça pu être compliqué pour toi en rentrant en France de porter cette vision à la croisée des deux sphères ?
Non du tout, c’est plutôt l’inverse. Aux Etats-Unis dans les écoles que j’ai faites tu peux étudier ce que tu veux, mais ils sont peut-être moins ouverts à faire quelque chose d’hyper créatif, ils sont plus terre à terre, plus dans le concret.
Quand je suis revenue c’était hyper cool parce que tout le monde était très enthousiaste, on n’a eu aucun problème pour faire comprendre aux gens ce qu’on voulait faire. On a fait notre première date au Théâtre du Chatelet, on avait juste pris un rendez-vous avec le directeur, on lui a présenté en dix minutes ce qu’on voulait faire et il a été partant tout de suite. C’est une très bonne surprise, tu sens qu’en France les gens veulent vraiment t’aider.
Comment ça s’est passé pour monter ton orchestre ?
Trouver les musiciens ce n’est pas très compliqué finalement, je connaissais déjà beaucoup de gens, donc via des potes, des annonces Facebook… Au bout de 4-5 mois tu commences à avoir une équipe un peu définitive.
Qu’est-ce que tu voulais comme instrumentarium ?
La formule la plus petite avec le volume sonore le plus important, et quelque chose de modulable. On a une section de douze cordes, et après suivant les concerts ça change du côté des vents, des cuivres et des percussions.
Et comment se passe l’interaction entre l’orchestre et les artistes de musiques actuelles avec lesquels vous travaillez ?
On s’associe à chaque fois avec un artiste ou un groupe, et on organise un concert autour d’une création originale.
Donc il n’y a pas de musiciens de musiques actuelles intégrés de manière permanente à l’orchestre ?
Non, par contre au sein de l’orchestre on utilise beaucoup d’effets, des pédales, des filtres…
Comment se fait le choix des artistes avec qui vous collaborez ?
En commençant le projet d’orchestre on avait fait un top 5 des artistes avec qui on aimerait collaborer, et Agar Agar, Grand Blanc et Samba de la Muerte avec qui on a travaillé sur la première saison en faisaient partie. On les a simplement contactés, on leur a demandé si l’idée leur plaisait, et ils ont tous dit oui, donc on a mis ça en place.
90% du temps c’est nous qui contactons les gens directement. On commence à recevoir des sollicitations, mais on préfère rester à l’initiative de ces collaborations.
Elles s’organisent pour un concert précis ou un ensemble de dates ?
Au début c’était sur une date et un lieu précis, mais là les cas de figure commencent à être plus variés. Parfois on va accompagner l’artiste sur plusieurs concerts, ou alors on fait un concert puis un festival par exemple.
D’un point de vue organisationnel et technique, ce n’est pas difficile de trouver des lieux où vous produire ?
Si, déjà il faut qu’on puisse tous rentrer, et également que la salle soit assez équipée pour nous recevoir car on utilise de l’amplification, c’est assez complexe. À Paris il doit y avoir une dizaine de salles qui peuvent nous accueillir, et la moitié sont trop grandes… Mais il y a toujours des solutions !
Une fois que la collaboration est actée avec un artiste, comment vous vous organisez pour travailler ?
Soit on revisite le répertoire de l’artiste, soit on fait vraiment une création originale de A à Z, mais ça demande beaucoup plus de temps. Les cas de figure sont différents. Parfois les artistes ne veulent pas trop participer au processus de réarrangement, par manque de temps ou de compétences dans ce domaine, soit au contraire ils souhaitent réellement s’investir, c’est l’option que je préfère.
Quels sont les projets en cours ?
Une partie de la section cordes de l’orchestre fait le Printemps de Bourges le 27 avril. Après on sera le 15 mai au Théâtre de Vanves avec Gëinst, et le 21 juin on fait une création originale avec le FAIR.
Côté enregistrement et captation, qu’est-ce qui a pu être fait jusqu’à présent et qu’est-ce que vous souhaiteriez envisager pour la suite ?
Maintenant on capte tous nos concerts, on les fait mixer, puis on les sort gratuitement.
Sinon on va probablement enregistrer plusieurs EP 3/4 titres avec certains artistes avec lesquels on a beaucoup joué comme Kodäma, ou des artistes du dispositif Séquence du FGO Barbara.
Quel est le statut des musiciens de l’orchestre à côté de ce projet ?
Ce sont tous des musiciens professionnels, intermittents, qui jouent en orchestre, font de l’enregistrement studio.
Ils ont tous la particularité d’être très polyvalents. C’est aussi pour ça que ça se passe bien entre eux et Orage, ils sont contents parce qu’on fait des projets avec des artistes super différents, les difficultés varient…
Quelles qualités faut-il pour jouer dans Orchestre Orage ?
Disons que répéter une pièce de Beethoven ou une création avec Grand Blanc c’est assez différent. Les étapes ne sont pas les mêmes, il faut écouter des choses différentes… Quand tu joues un morceau du répertoire classique, tout le monde sait comment ça doit sonner. Quand tu fais une création originale de musiques actuelles, tout va être une surprise. Il faut savoir s’adapter vite, réfléchir vite, et que tout le monde travaille ensemble. Sans communication et interaction ça ne marche pas.
L’orchestre est force de proposition aussi ?
Je dirige l’orchestre et je fais les arrangements, et les musiciens sont essentiellement dans un rôle d’interprétation, mais après en répétition je demande toujours leur avis, il peut y avoir certaines discussions techniques, certains ajustements.
On voit peu de femmes chef d’orchestre et arrangeuses, est-ce que ça a pu changer quelque chose dans ton parcours d’être une femme, ou as-tu pu constater des différences entre les Etats-Unis et la France à cet égard ?
Pour moi ça a été un peu particulier parce qu’à la base je me suis lancée dans une spécialisation de direction d’orchestre qui est hyper nouvelle, et comme c’est récent les gens étaient plutôt jeunes et il y avait beaucoup de mixité. Donc je n’ai jamais été vraiment confrontée à ça, mais je pense que si tu es une femme chef d’orchestre dans le classique pur, les choses risquent d’être plus compliquées.
Après je pense qu’on voit moins de femmes à ces postes-là tout simplement parce qu’elles ont fait de la musique à haut niveau et professionnellement beaucoup plus tard que les hommes à l’échelle de l’histoire de la musique. Mais je pense que quand moi j’aurai quarante ou cinquante ans, la répartition sera plus proche des 50/50.
Dans tout le travail fourni sur ce projet orchestral, qu’est-ce que tu préfères et qu’est-ce qui est le plus difficile ?
Le plus difficile c’est toutes les questions qui ne concernent pas directement la musique ; les questions d’argent, d’organisation… Le côté que je préfère c’est la toute première répétition quand l’artiste nous retrouve et qu’on découvre tous ensemble comment ça sonne.
Quelles sont tes perspectives et projections pour cet orchestre ?
Idéalement j’aimerais qu’Orchestre Orage devienne un orchestre de la Ville de Paris, qu’il s’institutionnalise, serve officiellement à la création dans cette ville. J’aimerais aussi faire venir le plus possible d’artistes de l’étranger, étendre notre portée. J’aimerais également qu’on commence à faire venir d’autres chefs d’orchestre, d’autres arrangeurs pour des guest concerts par exemple.
Personnellement j’aimerais aussi travailler avec d’autres orchestres plus spécialisés dans le classique, pour leur apporter ce que moi je maîtrise des musiques actuelles et monter des créations avec eux.
Qu’est-ce que tu écoutes en ce moment ?
J’ai une écoute assez pratique en fait, liée à mon travail. J’écoute beaucoup de musique de collectifs japonais, de la musique de film un peu chéper, d’animés souvent. Je me dois d’écouter de la musique classique aussi, je suis dans ma période compositeurs finlandais et suédois du début du siècle… Des trucs assez bizarres ! Sinon je suis à fond sur les projets du label Brainfeeder, j’adore. Je garde une oreille également sur toute la scène musiques actuelles émergente.
En fait j’écoute un peu de tout, mais j’ai plus une propension à écouter des choses qui mélangent beaucoup de styles en même temps.