Distractions, c’est l’ivresse des mots, le spleen urbain et la catharsis salutaire face à un quotidien éreintant, absurde et aliénant. Sur un lit sonore électronique, froid et hypnotique, les poèmes corrosifs au cynisme désabusé se déroulent, implacables. Distractions, c’est la BO d’une génération désenchantée qui s’immole par l’art sur le bûcher de la modernité. Au fil des ruelles tortueuses, des tunnels angoissants et des périphériques désolés, ils nous emmènent vivre l’affrontement entre désillusion et espérance, là-bas, tout au bout de la nuit.
Manifesto XXI – Tout d’abord, pourquoi avoir choisi comme nom « Distractions », pour un projet au ton finalement tout sauf léger ?
Marin : Le projet est venu sans réfléchir à l’origine, et il y avait ce premier mot qui était là, « Ressac », qui évoquait la structure des textes, cette rythmique qui va et qui vient. Puis ensuite le groupe s’est agrandi, et on a voulu un nom plus graphique et plus direct à la fois.
Quentin : Ressac collait bien à la manière dont Marin écrit les textes, à sa rythmique. Ce nom reflétait le côté percutant des textes, mais peut-être pas leur amplitude, parce que ce sont de longs textes, un peu fleuves. On a envisagé d’innombrables autres noms, puis quand on est tombés sur Distractions, on s’est dit que ça collait bien. Il y a ce rendu plus ample en trois syllabes, et un clin d’œil à l’aspect ironique des textes, à ce côté « tout est futile, on se fait chier et on s’occupe comme on peut en attendant de vieillir ». Ça fait faussement léger, ça confirme l’ironie des textes.
Sandra : Il y a aussi quelque chose de très présent dans les textes de Marin, qui est une sorte d’angoisse de la mort, c’est vraiment un leitmotiv.
Distractions : On peut parler d’une petite fascination ! (rires)
Sandra : Du coup la distraction devient vitale, comme la musique. C’est une distraction, une ivresse nécessaire pour les membres du groupe.
Quentin : On a également envie de développer beaucoup de choses au niveau de l’image, et ce nom apparaît comme un terrain de jeu plus exploitable que Ressac.
le brouillard
électrique
sur la ville
endormie
dans le gel
qui transperce
Ce qui frappe immédiatement dans votre musique comme dans les textes c’est ce côté lourd, pesant, angoissant ; d’où ça vous vient ? C’est une réaction à l’air du temps ou quelque chose de profondément personnel ?
Quentin : En fait tout ça est très lié à la genèse du projet. Marin écrivait des textes bien avant ce groupe, par goût pour la poésie, et il en avait une certaine quantité en stock. Un moment il s’est retrouvé au chômage et il avait vraiment le cafard, et comme c’est mon frère, je voulais l’aider, et je me suis dit qu’il faudrait faire quelque chose de ses textes, que je trouvais hyper puissants. On a commencé à mettre ça en musique ensemble, avec Marin qui récitait ses textes sur mes instrus.
Un ami au chômage aussi, Laurent, traînait pas mal chez nous. Avec Marin ils passaient leurs journées à éplucher les offres d’emploi et regarder des films d’horreur, pendant que moi je faisais du son dans ma chambre. On s’est mis à travailler tous les trois, et on a tout de suite senti qu’il y avait un potentiel dans cette combinaison texte-musique, et que ça nous faisait du bien. Laurent est peintre à la base, il ne fait pas de musique, mais il connaît bien l’art et la littérature en général et est de très bon conseil.
À partir de là on continue à enregistrer des choses, à chercher comment poser la voix…
Justement la voix est posée de manière très particulière dans vos morceaux, entre le parlé et le chanté, avec un mélange d’influences rap, pop et poético-littéraires…
Marin : Au début on était vraiment sur du parlé strict.
Sandra : C’était de la lecture de poésie en fait, avec une ambiance sonore derrière.
Quentin : Un moment Laurent a suggéré d’intégrer une voix féminine dans le projet. Moi sur le coup je ne comprenais pas trop sa remarque. Sur ce on va boire des coups, et au bout de trois verres je me dis, mais Sandra, c’est évident en fait. Je lui envoie un texto direct, et elle répond que ça la branche carrément d’essayer. On a fait une session dans la foulée, et le mélange des voix fonctionnait tout de suite super bien. À l’époque c’était Marin qui récitait.
Marin : C’est là que le groupe est vraiment né.
Quentin : La voix de Sandra apportait un contrepoint à la noirceur des textes de Marin. Quand on chante « On s’enfouit sous la butte aux Abbesses quelques filles en cabine se caressent », si c’est un mec qui le dit ça peut avoir une certaine force, mais si c’est une fille, il y a une ambiguïté et une puissance qui se dégagent et qui nous ont tout de suite plu.
on professe
étouffé
le bonheur
nous trompait
décevant
_
on le confesse
on se complaît
dans l’odeur
du néant
D’ailleurs on retrouve souvent dans vos morceaux une sorte d’inversion des rôles entre la voix masculine et la voix féminine, que ce soit dans les registres de chant, la texture de voix ou dans les paroles.
Quentin : Oui parce que de fait Sandra a une tessiture assez particulière, c’est ce qui nous a plu. À l’inverse moi je monte assez souvent dans les aigus.
Disons que j’assume ma part de féminité et elle sa part de masculinité.
Marin : Ça se complète bien parce qu’ils ont deux registres d’émotion assez différents, et Sandra a quelque chose d’ambigu qui est intéressant, qui peut être à la fois très doux et très rentre-dedans.
Quentin : Donc à ce moment-là c’était toujours Marin et Sandra à la voix, mais ensuite on a voulu introduire du chant et de la mélodie. On s’est retrouvé à utiliser un peu par hasard des autotunes, des harmonizers… Sandra était à l’aise là-dessus parce qu’elle est chanteuse, mais Marin pas du tout.
Marin : Il m’aurait fallu énormément de travail pour faire ça bien et ça n’avait pas de sens puisqu’on avait déjà plusieurs chanteurs sous la main. J’ai compris que mon rôle était autre part, mais pas forcément dans la performance.
Quentin : Puis là, Laurent fait écouter notre travail à un autre pote, Charles, claviériste. Il a beaucoup accroché, du coup il est venu à la session suivante, et là le groupe a enfin pris sa forme actuelle.
À la rentrée on s’est dit bon maintenant on tient une structure cohérente. Sandra et moi on fait les voix lead agrémentées de tous les effets qu’on avait pu tester entre temps, Charles fait les arrangements, les claviers et les chœurs, Marin écrit les textes, et Laurent s’occupe du visuel et nous donne une vision extérieure.
Quand on veut travailler un nouveau morceau, je demande à Marin ce qu’il a en stock, il me donne ce qui lui parait le plus cohérent à ce moment-là, moi je prends le texte, je l’enregistre a cappella en parlant quasiment, j’ajuste le BPM, puis je pose une instru simple derrière. À partir de là, chacun va travailler sa partie. Donc tout part toujours d’un texte.
Ce qui est original d’ailleurs, car peu de chanteurs ou rappeurs fonctionnent comme ça.
Quentin : Oui, et c’est d’autant plus particulier qu’on part de poèmes, pas de paroles écrites pour de la musique.
Les sujets sont assez durs, avec un style quelque part entre le gothique-romantique et Aragon.
Et nous, par-dessus, on essaie de faire des prods modernes, avec en plus des effets sur les voix. La première fois qu’on a utilisé un autotune on s’est dit que ça faisait super bizarre de mélanger ce genre de texte et ce genre d’effet, mais ça nous a plu. On peut retrouver des confrontations étranges de ce genre ces temps-ci chez Hyacinthe ou Eddy de Pretto par exemple.
C’est une posture particulière aujourd’hui dans l’univers rap/pop de se positionner avec un mélange entre ce genre de textes, très littéraires, et ce genre de productions, urbaines, électroniques et modernes.
Marin : Oui, mais pour autant ça ne découlait pas d’une volonté de faire quelque chose d’original dans le contexte musical du moment, puisque ces textes n’ont à l’origine pas été écrits dans un autre but que poétique et personnel. Tant mieux si c’est original, mais on n’aurait pas su le faire d’une autre manière même si ça avait été commun d’une certaine façon.
Quentin : C’est un mélange d’influences. Nous, qui sommes plus sur la partie musicale, on écoute beaucoup de rap et de musique moderne, alors que Marin assez peu, à part PNL. Il y a une rencontre improbable d’influences et d’environnements qui sur le papier n’a aucun sens, mais justement ce qu’on aime nous dans ce projet c’est cette bizarrerie-là.
Ce qui nous a confirmé que cette intuition n’était pas totalement absurde et ridicule, c’est que peu de temps après on a découvert justement d’autres artistes comme Eddy de Pretto, on s’est dit bon ça va on n’est pas complètement à la masse !
Oui bien sûr, on sent chez une certaine frange du public musical une soif de retour à des textes plus riches, dans l’héritage des pages glorieuses de la chanson française.
Marin : C’est vrai que moi j’ai toujours voulu être poète, ce qui m’a fait écrire c’est la poésie. Il y a une chanson où je dis « pas un seul / à midi / pour parler de poèmes » ; ce n’est pas une insulte pour les gens qui n’en lisent pas, c’est plutôt du dépit. Des fois j’ai passé des soirées entières passionné par une phrase qui m’avait marqué, et je n’avais personne avec qui partager ça.
Je pense qu’il faut trouver de nouveaux médiums pour rendre cette culture à nouveau accessible. C’est comme les films en noir et blanc, il y a souvent un blocage de principe. Il faut trouver une manière d’y intéresser les gens, spontanément ça leur parait ennuyeux alors que ça peut être très moderne et parlant.
J’essaie de faire le pont. J’ai le sentiment d’avoir quelque chose à dire, et j’ai envie que mes messages passent. Personnellement, certains vers que j’ai lu ont changé quelque chose dans ma vie.
Quentin : Si au départ c’était fortuit de mettre les poèmes de Marin en musique, puis sous autotune, parce que c’était contextuel, affectif, aujourd’hui par contre c’est vrai que dès qu’on travaille un morceau, on a toujours cette préoccupation que le texte soit compréhensible.
On a la chance en tout cas dans ce crew d’avoir des compétences et capacités variées, donc on peut essayer plein de choses différentes sur les textes.
Sandra : Il y a une énorme part d’improvisation dans la manière dont on travaille. Il y a une base qui est donnée par l’écriture de Marin, mais on est très libres dans le flow, dans le découpage des textes…
à quoi sert
d’y penser
tout ce qu’on dit
désempare
à quoi sert
d’en pleurer
qui choisit
comme il part
À quel moment vous avez commencé à envisager le côté live ?
Quentin : C’était un objectif, on s’est dit que ça nous ferait tous kiffer.
Sandra : En musique je n’ai jamais rien fait d’aussi libérateur, tu ouvres les vannes et tu fais ce que tu veux, c’est une énorme cour de récréation pour moi ce projet. Je me suis dit que j’allais encore plus m’amuser si on faisait des concerts. Comme l’esprit du projet c’est un peu « laisse venir ce qui vient et fais un peu ce qui te passe par la tête », je me suis dit, si on fait des concerts, j’aurai le droit d’être comme ça, ce sera mon bac à sable !
Quentin : Le concert représente une source de plus de frissons dans ce projet. D’avoir des textes comme ça à portée de main c’est déjà dingue, ensuite d’avoir la capacité d’en faire des chansons c’est génial, et de le faire tous ensemble, d’avoir cette diversité des voix, des idées, des regards… Mais en plus le concert pousse ça à un niveau encore plus cool. Et c’est aussi la sanction, si tu n’es pas capable de tenir ton morceau sur scène, c’est que tu n’es pas capable de le tenir tout court. Ça nous a énormément boostés d’avoir ce nouvel horizon scénique.
Il y a une critique sociale diffuse omniprésente dans les textes, teintée de cynisme ; dans quel mood tu écris ces textes Marin, de quoi se nourrissent-ils ?
Marin : Il y a clairement un fond de critique sociale et un ton désabusé, mais je m’interroge souvent sur ce que je véhicule par rapport à ce que je veux exprimer. Bien plus que du cynisme, de la dépression ou de la désillusion, ce qui fait la douleur des textes naît de l’empathie et de la tristesse. Ce sont des choses qui m’affectent, c’est une sensibilité.
Je suis aussi inspiré par l’urbanité parce que je vis à Paris, cette ville que tu détestes mais en même temps tu ne pourrais pas vivre ailleurs, c’est assez bizarre. Cette ville où tu croises la misère, la solitude des gens, l’effacement de l’individu dans le groupe… Toutes ces choses que tu absorbes sont dures à gérer, même quand tu sais que c’est une évidence. Tout ça transpire dans les textes. C’est vraiment très lié à une forme d’hypersensibilité et d’empathie. Ce n’est pas non plus de la critique sociale politisée.
J’aborde aussi souvent le sujet de la difficulté de l’écriture, son impuissance, sa vanité…
Sandra : C’est ça son côté rappeur en fait, les rappeurs parlent du fait d’écrire ! (rires)
Marin : On se demande ce que l’écriture change, si ce qu’on fait est pertinent… Donc parfois effectivement ce sont les sujets qui amènent cette douleur dans les textes, mais parfois c’est le poème lui-même. Cette aspiration que j’ai depuis l’adolescence à l’écriture, à être poète, à se réaliser là-dedans, finalement est-ce que j’arrive à le faire, est-ce que l’écriture résout quelque chose, est-ce que si je réussis un jour dans ma vie à être un écrivain, poète, parolier… reconnu j’en serai plus heureux, est-ce que j’y trouverai un épanouissement…?
on sait pas
ce qu’on veut
que les choses
soient légères
ou bien graves
et parfois
quand on peut
on se repose
au ciel clair
sur l’étrave
Un jour Laurent m’a dit « J’ai le sentiment que mon existence n’a pas commencé ». Et c’est le même sentiment pour moi, je veux m’accomplir dans l’écriture, mais j’ai peur que ce jour n’arrive jamais. J’ai une vie affective, sociale, familiale, mais j’ai l’impression que ma vie n’a pas démarrée parce que c’est l’écriture que je place au centre de mon existence. Toute la douleur et la peine des textes viennent aussi de cette misère de l’écriture, pas de la haine, de la colère. Il y a un côté désabusé, et parfois moqueur, mais toujours vis-à-vis de moi-même.
Quentin : Tu mets quand même quelques taquets aux mecs à l’aise dans leurs pompes… cruels malgré eux.
Marin : Il y a une peur de ces gens-là, mais aussi une volonté de construire quelque chose de différent. Il y a un rejet bien sûr, qui est une manière de se prémunir contre ce type de gens très équilibrés, mais ce qui m’intéresse c’est… par exemple, je travaille dans une grosse entreprise en ce moment, qui annule un peu les aspérités des gens, oblige à rentrer dans un moule, et tu découvres des gens cruels malgré eux mais aussi fragiles malgré tout. Ça ne transparaît pas, puis parfois, au détour d’une conversation à la machine à café, des gens qui encaissent trop commencent à se confier vaguement, puis tu finis par comprendre qu’ils ressentent exactement les mêmes pressions. Même les gens « parfaits » qui te renvoient à ta propre incertitude sur ta façon de mener ton existence ont eux aussi leurs failles. Le véritable connard cynique et sûr de lui qui avance comme un requin, il n’existe pas tellement finalement.