Ce n’est pas en 2017 que les médias ont décidé de se réconcilier avec « les banlieues », ces aires urbaines en périphérie des villes souvent pauvres et trop peu aidées. Le reportage de France 2 diffusé en décembre 2016 et montrant un PMU de Sevran où les femmes seraient interdites a enflammé la sphère politique et déçu les citoyens des banlieues, une fois de plus, du traitement médiatique qui leur est fait. M6 trouve encore judicieux de sous-titrer les personnes racisées, avec ou sans accent, de parler de ghetto en oubliant la signification originelle du mot et d’avoir recours à bon nombre de clichés pour décrire les périphéries urbaines.
Une récente interview de Wil Aime, par Mouloud Achour apporte une preuve supplémentaire du traitement médiatique réservé aux jeunes de banlieues. Le jeune youtubeur, noir, explique qu’il doit souvent répondre aux questions des journalistes étonnés de voir qu’il fait des études et parle un français impeccable. Pour lui, il est un jeune de banlieue « normal », contrairement aux clichés qui sont bien trop souvent diffusés.
Petite histoire de la construction médiatique de la « banlieue »
Les grands ensembles apparaissent dans les années 1950 et 1960 face à un besoin urgent de logements suite aux destructions engendrées par la guerre. Sociologues et géographes se penchent sur ce phénomène inédit, puis vient très vite le tour des journalistes. Pour parler des grands ensembles et des périphéries urbaines, on file la métaphore médicale jusqu’à parler de « sarcellite », maladie contagieuse des banlieues. Attention, les grands ensembles sont dangereux, et les femmes y ont des comportements déplacés : elles traînent parfois dans les rues. Attention, les grands ensembles sont dangereux, ils seraient propices à la flânerie.
Dans les années 1970 c’est l’inquiétude qui prend place : on veut de la qualité de vie pour tous. On s’inquiète soudainement de celle des grands ensembles construits trop vite et avec trop peu de moyens. Certains médias interrogent le quotidien des immigrés dans les bidonvilles, on désigne conditions de vie et de logement dans les éditos. Mais les immigrés algériens sont aussi les victimes d’un racisme quotidien dont la presse s’imprègne petit à petit : au début des années 1980, elle n’aura aucun mal à changer de discours. La période d’inquiétude est terminée.
Les « bandes »
En 1981, à la Cité des Minguettes, à côté de Lyon, un premier incident est relayé. Le vocabulaire change, place à « été chaud », « colère », « haine », « juillet noir ». La figure du « jeune révolté » devient la nouvelle obsession médiatique. Puis dans les années 1990, alors que les manifestations se multiplient pour dénoncer un quotidien difficile en marge des villes, la couverture médiatique pâtit de l’absence de représentants légitimes des populations. On produit de plus en plus de reportages alarmistes, on parle de « bandes de jeunes », « zoulous », « gangs », « bandes rivales », « blacks et beurs ». Le registre médical laisse place au registre pompier, c’est le grand incendie dans les banlieues. Puis au fur et à mesure, on amalgame, on juge la petite délinquance sans se préoccuper de ses causes.
Quand les émeutes de 2005 se produisent suite à la mort de Zyed et Bouna, le discours est déjà bien huilé et la mécanique du traitement médiatique des banlieues s’engouffre dans un peu plus de clichés, enfermant à son tour les habitants dans une mauvaise image.
« Auto-validation du discours »
Pour Patrick Champagne*, sociologue, les médias sont à l’origine de la construction des « malaises sociaux ». Pour lui, leur existence n’est visible qu’une fois que les médias en parlent. Et comme les médias font système, c’est-à-dire qu’ils se lisent, s’écoutent, se regardent, ils fabriquent collectivement une représentation. À l’époque de la construction de l’image des banlieues, c’est la TV qui domine le champ médiatique et cette dernière ne lésine pas sur la dramatisation. Autre problème, on donne la parole à des jeunes en leur collant un stéréotype. On utilise un discours écrasant, ce qui ne facilite pas la réponse de personnes qui sont souvent plus démunies culturellement. En revanche, on n’essaie pas de comprendre pourquoi ces personnes des périphéries ne disposent pas du même capital culturel que les habitants des grandes villes. Pourtant la réponse est souvent simple : le manque d’écoles dans les périphéries, ou le manque de transports pour s’y rendre.
En 2015, L’Opinion publie un article qui liste « dix preuves » sur « l’état préoccupant des cités » : la Religion et/ou la radicalisation, la « fabrique à chômeurs », l’« abstention », « les jeunes et étrangers », « l’insécurité », etc, etc. Vous avez dit cliché ?
La Banlieue du 20h
C’est finalement Jérôme Berthaut**, qui apporte les réponses les plus claires sur les raisons du traitement médiatique des banlieues avec son ouvrage La Banlieue du 20h, depuis adapté en bande dessinée. Plongé dans la rédaction du 20h, il montre qu’il y a d’abord en amont de la production du reportage une dépendance aux sources qui sont bien souvent policières. La banlieue est un sujet « chaud », un bon reportage sur la banlieue et on peut gagner du respect. Là-bas, on part « en planque », on prend des risques. Les lignes éditoriales communes font que la vision de la banlieue est assez peu contestée, les attitudes s’homogénéisent. Les journalistes partent avec un angle, une idée préconçue du reportage qui répond aux besoins de la rédaction et relie bureau et terrain.
Comme la banlieue est vue comme un sujet chaud, cela justifie de recourir à « des intermédiaires ». Ce sont des personnes légitimes, reconnues et fiables. Ainsi Jérôme Berthaut montre comment le maire de Sarcelles, à force d’avoir affaire à des journalistes, est capable de conseiller des plans. Il incite les journalistes à allumer leur caméra quand une femme vêtue d’une burqa traverse la rue. Puis cet intermédiaire, parce qu’il est fiable, peut faire une pré-sélection de citoyens. Finalement, ce sera avec lui que les différents reportages se feront.
De ce besoin d’intermédiaires, on finit par avoir besoin de « fixeurs » : ils sont de véritables auxiliaires de reportages dont on utilise le réseau de connaissances. Ils sont salariés, en contrat de piges. C’est le même titre qu’on donne aux personnes qui aident les journalistes à se déplacer en zone de guerre. Ils permettent de gagner du temps d’immersion, jugé trop chronophage. À force de se comporter comme une équipe de tournage cinématographique, on se permet de caster les interviewés, de garder ceux qui collent à nos stéréotypes, à notre angle mais aussi d’induire les réponses dans les questions.
Au montage, la boucle est bouclée, on fait en sorte que les images collent à l’angle prédéfini. Le jeune des banlieues a souvent uniquement un prénom, il n’a pas d’appartenance politique ou de métier dans sa description, c’est un « habitant/jeune de Sarcelles ».
Comment bien faire son métier ?
Malheureusement, trop de médias se sont laissés emporter dans la spirale infernale du système médiatique. À commencer par France 2, comme le montre Jérôme Berthault, obsédé par ce besoin que le reportage colle à l’angle pré-établi. Mais aussi M6, qui s’est illustré avec Zone Interdite, entre autres, dans l’art du reportage condescendant ou alarmiste sur les banlieues. Les médias sont coupables d’avoir enfermé les banlieues dans une image qui n’était déjà pas idéale. Les aires urbaines périphériques ont été construites trop vite, avec trop peu de moyens et dans le but d’être une transition vers l’accès à la propriété pour tous les citoyens. Cela a fonctionné pour les plus chanceux, souvent blancs et éduqués. Puis les politiques publiques ont compris que les banlieues permettaient de loger (souvent mal) les travailleurs immigrés.
C’est tout cela qu’il faut expliquer, et tant d’autres choses. Mais il faut aussi changer sa manière de montrer les banlieues. Il faut sortir des événements, il faut interroger des gens ordinaires sur leur vie quotidienne, il faut aller sur le terrain, plusieurs fois. À l’image du contre-reportage du Bondy Blog sur le PMU de Sevran. Et puis, il faut travailler plus avec ceux qui connaissent vraiment les banlieues et leur laisser la parole. Vraiment.
*CHAMPAGNE. P, La construction médiatique des « malaises sociaux », Actes de la recherche en sciences sociales, 1991, Volume 90, Numéro 1 pp. 64-76.
**BERTHAUT. J, La banlieue du « 20 heures », ethnographie de la production d’un lieu commun journalistique, Agone, 2013