C’est avec humour, pudeur et finesse que Simon(e) Jaikiriuma Paetau aborde le sujet délicat de l’identité, sous toutes ses formes. Son film performatif Cruising in High Heels (2015) suit les pérégrinations de deux « sissies apocalyptiques » entre Carthagène des Indes, Bogota et Berlin.
Un film in-between
Le genre du film est dans un perpétuel entre-deux. Rien n’est fixe, à l’image de l’identité de genre de ses deux protagonistes. Le danseur Jair Luna et le réalisateur Simon(e) Paetau y jouent leur propre rôle aux multiples facettes : celui de l’ami, du collaborateur artistique, du compagnon de voyage. Mais cette œuvre offre surtout une réflexion générale sur la définition de notre propre identité, dans une société qui a une trop fâcheuse tendance à nous attribuer des rôles identitaires caricaturaux, semblables à ceux que l’on joue au théâtre. Jonglant entre les masques de la vie quotidienne et ceux des arts performatifs, ce film croise des questions d’ordre esthétique, politique et philosophique.
Cruising in High Heels transgresse les frontières entre la fiction et la réalité. Les schémas et genres cinématographiques traditionnels sont complètement bouleversés. Simon(e) Paetau filme la danse et dans un même mouvement fait danser sa caméra. Se dessine alors un imbroglio vertigineux mêlant le jeu théâtral des acteurs, la présence performative du danseur et la réalité documentaire et biographique de ce film, qui réfléchit sa propre réalité matérielle et technique.
L’intrigue semble d’abord se focaliser sur le parcours d’un jeune danseur en recherche de mouvements, suivi par son ami documentariste lui aussi en quête d’identité artistique. Le début du film prend les allures d’un documentaire au style brut digne d’une émission de télévision à la Strip-Tease. Mais il se transforme ensuite en une véritable « errance sur talons hauts ». Le film évolue en même temps que ses personnages vers plus de liberté formelle. Les mouvements de la caméra, les accélérations rapides, les plans flous, les passages bruts d’une séquence à l’autre concordent avec l’arrivée des deux personnages à Bogota, puis à Berlin. C’est effectivement dans la capitale colombienne que nos héros se prêtent à leur premier travestissement. On se retrouve alors brusquement à Berlin, toujours en compagnie de nos deux « sissies », se déhanchant sous une lumière noire dans des tenues fabuleusement extravagantes.
« Dance of freedom ». Guérir en portant des talons
Cruising in High Heels est une ode à l’art et à la superficialité. À la recherche de leur « superficial-ideal », nos deux protagonistes sortent de leur chrysalide pour enfin trouver l’apparence, encore mouvante, qui leur correspond. La démarche offre donc une réflexion sur le paradoxe du travestissement, qui ne désigne plus ce que nous entendons dans le sens commun comme le fait d’une transformation qui dénature, mais qui, au contraire, constitue la voie salutaire qui amène les personnages à découvrir leur véritable identité.
Look, my friend Victoria Beckham, when she has the flu, she puts on high heels, puts on make-up, makes herself look amazing and the flu goes away. This is achieving such self-knowledge that a flu goes away with lipstick and high heels
L’idée d’une identité protéiforme et sans cesse en mouvement rejoint la réflexion esthétique sur la danse, telle qu’elle est formulée par Jair. La danse c’est le mouvement, une présence pure du corps dans l’espace – excluant ainsi toute idée de représentation. Les arts vivants se passent donc des rôles représentatifs traditionnels, tout comme il est possible de se détourner des masques à travers lesquels la société nous demande de nous définir. Jair rampe lascivement sur le carrelage bleu glacé et gris de la piscine du village olympique de 1936. Sa danse, comme la musique qui l’accompagne, est lyrique, expression sensible et spontanée.
Le mouvement crescendo du film, orienté vers la libération des corps à travers la danse et le travestissement, atteint son climax à Berlin lors de la fameuse « dance of freedom ». La séquence érotique se déroule dans un lieu abandonné et habité par la nature, les ruines et les amants homosexuels – en bref, un locus amoenus typique de Berlin. La capitale allemande est ainsi présentée comme le haut-lieu symbolique de l’ouverture d’esprit, de la libération sexuelle et identitaire, de l’émancipation vis-à-vis des carcans imposés par une société sclérosée.
C’est ensuite l’ultime travestissement. Recouvert d’une cape de plumes blanches en papier lui donnant des airs de chimère, grotesque et sublime, Jair danse du haut de ses talons vertigineux. Il trépigne dans la poussière, courbé, ne laissant apparaître que ses jambes. Il devient alors une créature étrange, complètement indéfinie, en dehors de toute représentation. On n’entend plus que le bruit des talons à plateforme qui heurtent le sol poussiéreux à chacun des pas du danseur, et le bruissement du costume dans le vent. Ni homme, ni femme ; ni animal, ni humain. Il n’est plus qu’un corps occupant l’espace, une créature queer, volontairement et positivement indéfinie.
L’éloquence du silence
Le déroulement du film est une mise à nu. Les personnages se dévoilent, se découvrent, se déshabillent. Mais toujours avec une extrême pudeur quant à ce qui relève de l’intimité personnelle. Le spectateur ne voit et n’apprend des personnages que ce qu’ils veulent bien lui montrer. Dans une scène de confession à la Rousseau, Jair fait le récit de ses premières caresses avec un garçon. Les souvenirs dans lesquels transparaissent les prémices de ses préférences sexuelles sont des scènes naïves de badinages enfantins : « We were playing to like us. There was no relationship ». Tandis qu’il dévoile des souvenirs très personnels, Jair choisit de ne pas répondre à la question que lui pose Simon(e) : « I don’t know it’s something fundamental of mine. It’s not just some touristic thing out of my life ».
I am many persons and at the same time I am none of them
L’absence de réponse prend de nouveau tout son sens lorsque les rôles sont inversés et que Jair demande à Simon(e) de le décrire : «What do you think about Jair Luna ? Who is this guy ? Because for us he is nobody. How do you think to visualize a person like this in your documentary ?». La question reste en suspens. Mais ce silence incarne justement l’idée d’une identité indéfinissable. L’absence de réponse est la réponse.
Pour voir le film dans son intégralité c’est ICI !
En savoir plus
Cruising in High Heels est un film performatif de Simon(e) J. Paetau, avec Simon(e) J. Paetau, Jair Luna, Dieter Rita Scholl, Dwayne Strike, Lieschen Müller, Santiago Gomez Crisman Ferreira, une dramaturgie de Friederike Hirz, produit en Allemagne en 2015 par l’École Supérieure des Arts et Médias de Cologne (KHM) et Weltfilm Berlin.