Lundi, en fin d’après-midi. Je presse le pas en remontant la rue de Belleville. C’est dans un café près de Jourdain que Lafayette, porte-drapeau de la nouvelle pop hexagonale et poulain du label parisien Entreprise, m’a donné rendez-vous pour parler de son tout premier album en solo Les dessous féminins. J’ai mis ma plus belle marinière et commandé un verre de blanc pour l’occasion. Enfin, ce n’est pas vraiment un verre de vin, c’est un hommage. Et puisqu’il est question de bas en satin et de dentelle, ne dites pas « interview », dites plutôt « effeuillage ».
Manifesto XXI – Alors, première question : pourquoi Lafayette ? Tu es un passionné d’histoire ?
Plus jeune, je suis parti en Italie avec ma petite copine de l’époque. Je portais un sweat sur lequel était marqué « Lafayette ». Les gens se sont mis à m’appeler comme ça et c’est resté mon surnom. Ça me plaisait de ne pas m’appeler par mon vrai prénom, j’avais envie de créer un personnage.
Comment en es-tu arrivé à signer avec le label Entreprise ?
Ils m’ont repéré grâce à la vidéo « Les dessous féminins ». Il s’agissait encore du label Third Side Records à l’époque. Ils voulaient monter une structure en français et j’étais leur première signature.
Look de dandy indolent et regard mélancolique sur l’existence : tu es un peu le Louis Garrel de la pop music en fait ?
Je me vois plus comme le Woody Allen de la pop à vrai dire. Ce n’est pas un modèle de virilité à la Brad Pitt, c’est une autre forme de masculinité. En général, on me compare à Antoine Doinel ou Jean-Pierre Léaud, surtout pour la ressemblance physique.
« Endless Summer », « Une fille, un été » : tu décrirais ton album comme estival ?
J’aime bien l’été, la lumière rend les choses plus belles. En même temps c’est aussi un moment un peu triste car tu anticipes la fin des vacances. C’est de ça dont parle « Endless Summer ». À l’origine, c’était même une chanson sur la photo, un morceau sur la cristallisation. L’été est parfait pour cristalliser. Mais ce sont les deux seules chansons, je crois…
Je pensais aussi à « Décapotable » à vrai dire.
C’est vrai que la décapotable, quand il pleut, c’est beaucoup moins sympa (rires). Lorsque j’écris, j’aime bien tourner un peu autour d’un concept. Je commence par trouver un titre et puis je vois comment ça peut être décliné. La décapotable, c’est d’abord l’idée du ciel ouvert, mais aussi qu’il faut mourir au champ de bataille, avec panache. Il y a un proverbe africain qui dit : « Si tu avances tu meurs, si tu recules tu meurs, alors pourquoi reculer ? ». Et puis j’aime bien le caractère mythologique des choses, c’est un peu mon côté Roland Barthes.
Il y a un thème qui traverse ton album, c’est celui de la morbidité (on y parle notamment d’accident de voiture, de décès, de burn out), pourquoi aborder des thèmes aussi sombres sur un beat pop ?
Ça me plaît de miser sur quelque chose d’assez populaire pour faire passer une idée plus fine et plus complexe. J’aime beaucoup les Kinks par exemple, je trouve qu’il y a un côté très joyeux dans la forme mais les paroles sont souvent pince-sans-rire voire grinçantes. C’est bien que ça ressemble à un bonbon au premier abord, et puis quand tu grattes un peu, tu te rends compte que c’est vraiment plus profond. Je préfère aborder des choses sérieuses avec humour.
Une de tes chansons parle de « La mélancolie française ». Qu’est-ce qui te rend mélancolique ?
La beauté. Paris par exemple, c’est une ville magnifique, mais aussi très mélancolique.
Et Rouen (ndlr : ville dont est originaire Lafayette) ?
Encore plus. La France est un beau pays mais le poids du passé reste très présent parce qu’il était splendide, grandiloquent. Le truc le plus récent, ça doit être l’arche de la Défense. On est influencé par cette architecture, on la ressent. Je trouve que c’est presque pire en province parce qu’en prime, on s’y ennuie.
Tu avais l’impression de tourner en rond là-bas ?
Quand tu as 18 ans et que tu es cantonné à un rôle social, si tu veux t’en défaire c’est compliqué, il n’y a pas ce domaine des possibles dans les petites villes. Tu vas toujours recroiser les mêmes personnes. À Paris, si je ne veux plus voir les mêmes têtes, il me suffit de changer de rive.
C’est un peu un cliché du roman d’apprentissage : le provincial qui monte à Paris. On dit « monter à Paris » déjà, comme s’il y avait une forme d’ascension. Quand tu es un peu ambitieux tu penses qu’il faut une ville à la mesure de ton talent, un endroit où tu pourras t’accomplir. On se berce beaucoup d’illusions.
Il y a une super émission de radio, Remède à la mélancolie, qui aide à affronter le spleen automnal. Qu’est-ce que tu prescrirais de ton côté ?
Le meilleur remède à la mélancolie, c’est l’humour. C’est l’antidote magique. Le fait de rire de soi aide à dédramatiser. Le ridicule, l’auto-dérision, ça permet de redescendre sur terre et d’apprécier le moment. Rien n’est grave ou tout est grave, mais en tout cas, essayons d’en rire.
Tu faisais partie d’un groupe avec le chanteur Séverin il y a quelques années. Vous chantiez en anglais à l’époque, pourquoi ce choix de la langue française désormais ?
Je n’écoutais pas du tout de musique en français à la base. Séverin non plus. On avait une culture musicale essentiellement anglo-saxonne et pour nous, c’était presque naturel de chanter en anglais. La musique française ne nous parlait pas. Mais au bout d’un moment, j’ai eu l’impression de singer les groupes que j’admirais. Les mots français ont une résonance affective pour moi, ils m’inspirent des choses. Le choix d’employer tel mot et pas tel autre. Ça change tout. En anglais, j’avais un peu le sentiment d’être un imposteur parfois. Du style « tu n’as qu’à mettre ‘alright’, ça sonne bien ». Je me suis dit que je ne serai jamais meilleur que les groupes que j’aimais. Ce qui fait que quelque chose est intéressant, c’est qu’il est unique, et je trouvais qu’en anglais on ne l’était pas.
Il y a eu un regain d’intérêt récemment pour la chanson française. Les Inrocks parlent même de « nouvelle scène française », comme ils exaltaient il y a quelques années les nouveaux baby rockers. Mais rétrospectivement, peu de ces artistes sont parvenus à se faire durablement une place dans le paysage musical français…
C’est plus facile pour les journaux de vendre ce concept de nouvelle scène que de titrer « Le 28e groupe qui chante en français va vous faire rêver » (rires), donc oui, il y a un peu un effet d’annonce. Ce qui est probable aussi, c’est que des figures de proue comme le groupe La Femme, Aline ou Lescop ont ouvert une brèche. C’est drôle parce que c’est à la fois un phénomène médiatique mais aussi un petit monde. On se connaît et on est contents de ne pas se sentir seuls. Quand j’ai quitté One-Two, je voulais passer au français et tous mes amis me le déconseillaient. Aujourd’hui, les chanteurs qui cherchent à être signés, on leur demande de chanter en français.
Il n’en restera qu’un à la fin alors, comme dans Highlander ?
Je ne pense pas que l’un prendra nécessairement la place de l’autre. Il y a avait aussi eu ça dans les années 1980 avec des groupes comme Taxi Girl ou Jacno. Finalement, Daho a raflé la mise, mais on n’a pas oublié les autres pour autant.
Le succès en musique ça tient à peu de choses, au fond. Il faut souvent un tube, un truc qui t’échappe. Des gens s’approprient ta chanson, souvent pour les mauvaises raisons d’ailleurs. Ils prennent les paroles de travers et ça finit par te dépasser. Ou alors c’est relié à un événement et tu n’y es absolument pour rien, comme pour « Mortel » de Fishbach qui est sorti juste après les attentats du 13 novembre. Elle l’avait écrit bien avant. Le tube, c’est quand tu passes de la page musique à la page société, mais sans trop vraiment savoir pourquoi.
J’ai vu que tu avais aussi travaillé en tant que producteur sur le titre « Le chrome et le coton » de Jérôme Echenoz. C’est quelque chose que tu vas faire davantage à l’avenir ?
Sur cette chanson, je n’ai gardé que la voix et j’ai fait toute la musique. Ce qui est pas mal quand tu fais des trucs pour d’autres artistes, c’est que ça te permet de sortir de toi, d’être plus léger. C’est reposant, un peu comme des vacances. C’est rapide à faire en plus. Parfois, tu galères sur tes chansons pendant des semaines et puis tu fais un truc pour quelqu’un d’autre, c’est même mieux que ta chanson mais ça t’as pris seulement dix heures.
Quelles sont tes références ? En écoutant ton album, j’ai pensé à Voulzy, Dutronc, Souchon…
Ah oui, Voulzy, pour la coupe de cheveux ? C’est mon côté « permanente » c’est ça ? (rires). Souchon, je trouve qu’il écrit hyper bien parce qu’il parvient à faire passer une émotion de manière très précise et pas du tout pompeuse. Et je lui envie cette facilité. Il y a un album super qui s’appelle Toto 30 ans, dans un morceau il parle de sa copine et il dit : « Quand elle est pas là, je dis : ‘Où est-elle ?’ ». C’est super simple mais ça résume très bien un sentiment. Il n’est jamais pédant, toujours sensible.
Ensuite Gainsbourg, même si c’est un peu l’anti-Souchon. C’est presque un publicitaire, il trouve des slogans. Daho parce qu’il a inventé un ton. Bashung, même si ce n’est pas lui qui écrivait ses chansons, c’est très flou mais en même temps vraiment limpide, tu sais exactement de quoi il veut parler. Burgalat aussi. Boris Vian parce que c’est drôle, c’est triste, c’est l’entre-deux. Dutronc, pour son côté playboy…
Tu te vois comme un playboy ?
Non (rires).
La construction de ton personnage est intéressante d’ailleurs. Le décalage entre le côté policé, gendre idéal, j’ai même lu « énarque bien coiffé » quelque part, et les paroles un peu subversives de certaines de tes chansons.
Cette critique est uniquement physique je pense. C’est juste que j’ai la raie sur le côté et que je n’ai pas une tête de boxeur, mais ce n’est pas un choix. Je lis toujours ça, « le gendre idéal », mais c’est une forme de mépris d’être toujours ramené à sa tête. On ne dit pas aux gens pas jolis qu’ils sont moches (rires). C’est étrange de me cataloguer. Après, c’est vrai que je ne suis pas tatoué.
Tu penses que les gens trop propres sur eux sont forcément un peu débauchés, au fond ?
Je pense qu’on veut toujours avoir l’air de ce qu’on n’est pas, justement. Les gens qui sont dans l’angoisse d’avoir l’air polis, gentils, c’est qu’ils ne le sont pas au fond. Ça les rassure de donner cette impression. À l’inverse, je pense que les mecs qui ont l’air trop rock’n’roll s’endorment devant Soir 3 (rires).
Comme les rappeurs qui parlent des filles qu’ils baisent, c’est juste qu’ils ne baisent pas en réalité. Parce que sinon tu n’as pas besoin d’en parler, tu le fais, tu t’en fous et puis c’est tout. Du coup, peut-être que ça me rassure d’avoir ce look clean parce que je suis complètement foutraque à l’intérieur.
Peut-être que ces rappeurs essaient simplement de plaire à leur public.
Alors c’est triste. À ce compte-là, je peux aussi faire des morceaux de tuning pour NRJ. Il faut avoir un peu l’ambition d’imposer un truc.
Tu ne penses pas que pour vivre de son art, il faut parfois consentir à accepter ce formatage ?
Tu peux être malin et rentrer dans une case, mais lui tordre un peu le cou et l’étirer au maximum pour qu’elle corresponde à ce que tu veux. Sinon, ce n’est que du commerce. Et puis très peu de gens vivent de leur musique de toute façon. Un type comme Duchamp par exemple, il était bibliothécaire à Sainte-Geneviève pour s’éviter cette problématique horrible du marché de l’art. Quand tu te dégages de la question matérielle, tu es plus libre. Parce que de toute façon, le succès est une variable que tu ne maîtrises pas. Tu peux faire de ton mieux et ça peut ne pas marcher.
Avec la chanson « Les dessous féminins », tu te moques des normes imposées à la virilité. C’est important de ne pas se conformer à une certaine binarité : les filles en rose, les garçons en bleu ?
Cette chanson a plusieurs significations. On peut la prendre au sens vraiment littéral du garçon qui essaie les bas de sa copine. Mais je voulais aussi parler de ce que j’appelle la « scandinavisation des mœurs ». Par rapport à mon père par exemple, je suis un mec plus féminin. Ma génération a beaucoup changé. Je ne suis pas un homme à la Jean Yanne qui gratifie ses enfants d’une gentille tape sur l’épaule et met les pieds sous la table en rentrant du boulot. J’ai une fille et j’aime bien jouer avec elle. Avant, il fallait être viril, pas dans la sensiblerie, il fallait encaisser. Ça a beaucoup changé. C’est très bien que ça puisse évoluer.
Dans « Automatique », tu évoques la routine des salariés dans les bureaux, le côté robotique de leur travail. La chanson se termine en apothéose avec la mise à nu littérale du personnage. J’ai pensé au film Toni Erdmann, sorti récemment, et qui aborde cette déshumanisation du système libéral. Tu te sens l’âme d’un chanteur engagé ?
Je ne sais pas si je me sens engagé dans le sens politique. Mais le travail peut être hyper aliénant. Elle parle de deux choses cette chanson : un film qui s’appelle L’Arrangement, d’Elia Kazan, et une période de ma vie durant laquelle je travaillais à La Défense, je faisais des résumés d’actualité, et une de mes collègues a vraiment fait un burn out. Là, tu te dis qu’il y a un problème de société.
Quelle est la finalité de tout ça ? Si d’autres peuvent être heureux comme ça, tant mieux. Moi je ne pourrais pas. Je n’aime pas assez l’argent, j’ai envie d’en gagner suffisamment pour ne pas y penser. Ce truc d’entreprise peut être très angoissant. Tout est normé, avec cette espèce de novlangue, les faux plafonds, la moquette, le distributeur à eau… C’est horrible en fait.
C’est un discours un peu éculé, mais on s’épuise à la tâche parce qu’on nous vend le fantasme de la consommation comme unique porte d’accès au bonheur, non ?
C’est une façon de se fuir un peu aussi. Tu ne fais que bosser donc tu ne te demandes pas si tu es vraiment heureux. Tu n’as pas le temps. C’est un rythme de vie qui ne te permet pas de te poser la question. Tu es fatigué, tu rentres… C’est ce dont je parle dans la chanson quand je dis : « Les week-ends m’ennuient mais je ne le dis pas ».
Et puis c’est bête aussi. Comme si prendre un crédit à la consommation pour acheter le dernier smartphone allait te permettre d’être épanoui. C’est un peu la course à l’échalote. Et il y a ce truc très pervers finalement, on est heureux par rapport aux autres qui ne le sont pas.
Tes chansons racontent toutes des histoires, des personnages. Il y même une esthétique quasi cinématographique parfois. Tu envisages tes musiques comme des scénarios ?
Le processus créatif ? Pour les paroles, c’est très simple. Il faut que le titre me plaise. Si le titre me plaît, c’est bon. J’aime bien l’idée d’une variation sur un thème. La dernière fois par exemple, je marchais dans la rue et j’ai vu « bouche d’incendie », je me suis dit que ça ferait un super titre de chanson. J’aime quand on peut jouer sur le sens. Parfois je gratte un peu une mélodie à la guitare, quelques paroles viennent, mais je peux rester des mois avec ce morceau. Tant que je n’ai pas le titre, ce ne sera jamais fini. J’ai besoin d’avoir un titre que j’aime bien pour pouvoir broder autour. « Endless Summer », par exemple, c’est cette idée d’été sans fin qui m’a fait fantasmer, et en même temps c’est sordide parce que la vie, c’est le mouvement.
Ce que tu écris n’est jamais très personnel alors, tu parles de thèmes, de concepts…
Ça dépend, l’amour c’est un sujet universel, tout le monde en parle. Mais la façon dont tu le fais, ce que ça t’évoque, il n’y a rien de plus personnel. Pour moi, l’art, c’est la faculté à sublimer les choses. Si tu racontes juste ce que tu as vécu, tu ne sublimes pas. Il faut que les gens puissent s’y intéresser, s’y reconnaître. On part du particulier pour toucher le collectif. Sinon tu as juste vécu un truc, tu fais copier-coller, tu n’as pas de mérite. Tu racontes juste ce qui t’est arrivé. La façon dont tu le racontes, ça c’est intéressant.