À six mois de l’élection présidentielle en France, si le monde de la musique électronique s’interrogeait de nouveau sur son rôle social et son engagement politique ? Au moment où le Rassemblement National et Éric Zemmour profèrent des abominations d’un autre temps, que certains leaders Les Républicains leurs emboîtent le pas, droitisent dangereusement leurs discours et gagnent en puissance en mettant à mal les libertés et droits fondamentaux, les musiques électroniques ont leur mot à dire par le biais d’un discours unificateur ! Un appel signé Kevin Ringeval
« La jeunesse emmerde le Front national ! » En 1995, le groupe punk Bérurier Noir a marqué toute une génération avec son refrain qui accompagne encore aujourd’hui les rassemblements contre le camp de la haine. En 2017 au Rex Club, Laurent Garnier envoyait un message clair au Rassemblement National (RN) en balançant en fin de set l’extrait culte de la chanson des « Bérus ». Une énergie de révolte que nous retrouvons depuis plus de trente ans, crachée par les caissons des sound systems en free party. Aujourd’hui, plus une manifestation à caractère revendicatif n’existe sans que les beats résonnent à plusieurs endroits des défilés et rares sont les collectifs de teuf underground qui ne prônent pas un retour à la nature et un lien social fort contre les inégalités. Politique et musique électronique sont intrinsèquement liées. Elle est l’esthétique musicale la plus active à faire bouger les lignes. Pourtant, la question d’une perte de discours politique commun se pose pour les acteurs d’un secteur culturel nés d’une lignée de courants contestataires.
Devoir de mémoire active
En 1941, l’artiste Woody Guthrie, inventeur des protest songs, engagé courageusement pour les minorités opprimées et dans les luttes syndicales, avait gravé sur sa guitare : « This Machine Kills Fascists », « Cette machine tue des fascistes ». N’est-il pas temps pour les musiques électroniques de reprendre le chemin de l’engagement politique et de s’inventer de nouveaux slogans ? À l’aune d’une victoire plausible de Marine Le Pen à l’élection présidentielle de 2022, nos machines électroniques doivent, elles aussi, ré-apprendre à hurler leur engagement toutes ensembles, se connecter, pour un futur plus humaniste avec force et détermination.
À six mois de l’élection présidentielle française, monter le son de la contestation, c’est rappeler que les origines de la techno sont afro-américaines, avec comme point de départ la ville de Detroit. C’est rappeler que les pionniers de la house à Chicago sont majoritairement gays et noirs, que des expressions artistiques sont nées d’un désir vital de se faire entendre dans un pays où la suprématie blanche est encore profondément enracinée. Quand l’artiste Kiddy Smile porte en 2018 un t-shirt explicite – « Fils d’immigrés, noir et pédé » – pendant sa prestation à l’Élysée pour la fête de la musique et qu’il choisit comme premier track « House of God », un morceau contre le racisme, le sexisme et l’homophobie, invitant à la paix et à la tolérance, il établit son lien de filiation à cette histoire musicale politique dont nous avons tant besoin qu’elle soit réactivée.
Faut-il rappeler que le mur de Berlin est tombé sur fond de techno, musique qui depuis symbolise la liberté, la réunification, la joie de se retrouver, de faire société dans tous les clubs berlinois ? Les activistes des musiques électroniques ont un devoir de transmission de cette mémoire historique, née d’un désir fort d’émancipation en opposition à l’autoritarisme, au racisme, à l’homophobie, l’antisémitisme, la xénophobie et au repli identitaire. À l’heure où nous, sortons péniblement d’une crise sanitaire qui aura profondément ébranlé le spectacle vivant et plus encore le « monde de la nuit », à l’heure où nous traversons une période de recul très grave de la liberté d’expression et du débat démocratique, la nécessité de lutter contre le fascisme apparaît comme une évidence pour les musiques électroniques au regard de leur histoire.
Contre les dérives sécuritaires
Les acteurs doivent s’ériger et bâtir des murs de son en rempart contre l’idéologie du RN et de la dérive sécuritaire de l’ensemble de la classe politique : l’ex-membre des Républicains, Thierry Mariani, désormais personnalité clef de l’extrême droite bien connue du monde de la fête, est l’auteur de l’amendement anti-free party de 2001 qui autorise la police à confisquer le matériel par la force. Depuis, pas un quinquennat ne se passe sans que des sénateurs ou des préfets ne tentent d’éradiquer le droit d’écouter de la musique et de se rassembler librement en voulant sans cesse renforcer la législation. En 2019, lors d’une proposition de loi, la sénatrice LR Pascale Bories a demandé des peines de prison ferme pour les organisateurs de free, et de rendre obligatoire la déclaration en mairie de tout « rassemblement festif à caractère musical » même en dessous de 500 participants, même sur un terrain privé… Nous devons nous élever contre cette absence de réflexion commune, contre le manque de reconnaissance des atouts primordiaux de l’art. Contre cette vision où la culture n’est jamais vue comme un puissant vecteur émancipateur de l’individu ni une priorité d’éducation, mais où elle est considérée comme un outil au service d’une image, celle de la puissance d’une France conservatrice.
Il n’est pas difficile d’imaginer que la culture qui s’exprime la nuit, serait plus que jamais encore réprimée sous la houlette de Marine Le Pen et consorts, eux qui la considèrent comme un espace-temps de débauche occupé par des marginaux. Elle ne fera pas partie du patrimoine à protéger. Sous la présidence d’Emmanuel Macron, nous avons déjà pu apprécier les dérives guerrières commanditées par les préfets qui, rappelons-le, sont des fonctionnaires nommés en Conseil des ministres. Ils ont tué le jeune Steve Maia Caniço à Nantes en 2019, chargé avec violence des centaines de danseurs à Lieuron en janvier 2021, et ont encore arraché la main d’un jeune homme de 22 ans lors d’un rassemblement culturel et festif le 18 juin 2021. Des faits qui font froid dans le dos.
Toustes uni·es pour un autre monde
Enfin, n’oublions pas que pour les populistes nationalistes, l’égalité entre les femmes et les hommes remet en cause un ordre établi. Leur essor à travers le monde s’accompagne d’un rejet du féminisme de plus en plus revendiqué. Nous devons par exemple avoir en tête les écrits d’Éric Zemmour dans son livre Le Premier sexe à propos de la mixité : « La mixité généralisée de tous les espaces (jusqu’aux stades de football), mais surtout à l’école, anesthésie la virilité des petits hommes qui ont besoin de s’arracher à leur mère (…) nous vivons dans une époque de mixité totalitaire, castratrice. » À l’heure où la scène électronique s’attelle à favoriser la parité en créant les conditions propices à l’épanouissement de toutes et tous au sein des fêtes, il est aussi à craindre que les aides de l’Etat s’arrêtent et que les avancées importantes faites ces dernières années en matière d’inclusion sombrent englouties par la pénombre, si par malheur de tels personnages prenaient de l’importance politique.
Sortir les platines demain, c’est dire que nous ne voulons plus d’un art officiel, ni laisser l’État choisir les artistes qui auront pignon sur rue, contrôler l’expression culturelle ou fermer les frontières aux expressions créatives venues d’ailleurs. C’est par le biais d’actions collectives avec un discours commun dans lesquels les acteurs doivent rappeler qu’aux frontons de leurs fêtes est inscrit « tous ensemble », face à une politique qui divise. Il a cette force extraordinaire de pouvoir changer notre vision du monde, quand bon nombre de candidats à la présidentielle de 2022 ne ressassent, ne fantasment que le retour d’un ordre autoritaire.
À l’aube de cette nouvel aire entamée sous le signe des enjeux climatiques, de l’extrémisme religieux et de la constipation intellectuelle, face à l’effondrement de nos croyances collectives, nous devons sortir de nos combats identitaires pour n’avoir qu’un seul message à partager : « This Machine Kills Fascists ».
Il est grand temps que l’ensemble des acteurs·rices de toutes générations et esthétiques qui composent les cultures électroniques se retrouvent, s’organisent, se réunissent et imaginent un discours universel afin de faire naître un FRONT ÉLECTRONIQUE qui appelle à faire barrage, de toutes les manières possibles, à l’extrême droite ainsi qu’aux dérives liberticides et réactionnaires qui animent le reste du monde politique.
Image à la Une : © Otto Zinsou