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Rencontre avec Lætitia Sadier : poétesse d’un monde changeant

Rencontre avec Lætitia Sadier : poétesse d’un monde changeant

C’est lors de la première édition du Beau Festival que nous avons eu la chance de rencontrer Lætitia Sadier, ex-membre du groupe mythique Stereolab, qui poursuit sa carrière solo, enchaînant les collaborations avec des artistes allant de Mouse on Mars à Tyler the Creator. Aujourd’hui elle revient avec un de ses nouveaux projets qui s’intitule Lætitia Sadier Source Ensemble et l’album Find Me Finding You. Profondément humaniste, Lætitia continue de décrire le monde qui l’entoure et aborde des sujets politiques et sociaux avec délicatesse et poésie.

Manifesto XXI – Tu joues au Beau festival aujourd’hui. Tu considères que ta musique est « belle » ? C’est un adjectif vers lequel tu tends ?

Lætitia Sadier : J’espère qu’elle est belle, oui. Moi je la trouve belle. Surtout que maintenant on est quatre à la chanter. Après, je ne suis sûrement pas la meilleure juge pour mon propre travail. L’important c’est de faire ressentir des choses, mais l’esthétique est relative à celui qui la perçoit.

Si on s’imagine que tu joues au B.O festival, ça serait plutôt seyant aussi, étant donné que tes morceaux ont une grande dimension cinématographique. Tu as l’air de t’inspirer de musiciens très proches du cinéma comme Ennio Morricone ou Bruno Nicolai.

Ce n’est jamais de manière consciente mais je pense être inspirée par le cinéma, l’architecture, dans des structures qui ne sont pas linéaires. Il faut éviter d’être chiant et se complaire dans des choses qui ont déjà été faites des centaines de fois. Pour moi c’est un compliment que ma musique s’apparente au cinéma, ça veut dire que c’est imagé.

Il y a des genres de cinéma ou des réalisateurs qui t’ont particulièrement marquée ?

Très récemment, j’ai découvert Alan J. Pakula, qui a notamment réalisé Le Choix de Sophie et Présumé Innocent avec Harrison Ford. Je trouve qu’il a une dimension visuelle très forte avec des plans incroyables. Le film Parallax View est truffé d’endroits incroyables, dont une scène de meurtre filmée en haut d’une tour qui tourne sur elle-même. Il y a aussi une scène extraordinaire qui est filmée près d’un barrage où l’eau est lancée avec une puissance dingue. Les images sont souvent saisissantes et les films traitent toujours de sujets politiques forts. Parallax View a été filmé au début des années 70 et on vit encore dans le paroxysme de ce qui est décrié, c’est-à-dire l’opacité du monde de l’entreprise et la violence qui en découle. C’est une violence totalement inhumaine où tu n’es qu’un numéro qui passe dans une machine. Ce sont des thèmes qui me touchent fortement.

L’année dernière, j’ai découvert Antonioni et j’ai baigné dans le bonheur (rires). Là encore, il y a des plans incroyables sur des usines qui crachent des fumées opaques. C’est inhumain mais en même temps très beau. J’aime aussi beaucoup Buffet Froid de Bertrand Blier, où là encore, la froideur du monde capitaliste y est dépeint.

Polanski est un autre de mes réalisateurs favoris. Il a une esthétique parfois grotesque. Il y a de l’humour mais avec une sorte de monstre qui traîne dans le décor.

Sans parler de cinéma, en vivant en Angleterre, tu apprécies les programmes télévisés humoristiques qui sont souvent plus qualitatifs qu’en France ? Je pense notamment à the Mighty Boosh ou Little Britain.

Oui, tout à fait. Je suis très fan de Chris Morris, qui a fait Jam et Brass Eye, qui représentent à mon avis l’humour anglais le plus poussé à son paroxysme absurde avec en même temps une grande intelligence. C’est assez froid mais il y a quand même de l’amour, et ça me tient à cœur. Le monde va mal, mais ne soyons pas plein de haine par rapport à ça. Godard disait dans un film qu’il faut aimer le monstre. Il ne faut pas le haïr, sous peine de lui donner plus d’énergie. C’est aussi pour ça que j’aime Chabrol, parce qu’il dépeint le monstre mais avec toujours un amour de l’humain. J’aime la dystopie mais jusqu’à un certain point.

Pour en revenir à l’humour British, je te parlais de Chris Morris et il se trouve qu’il est très pote avec Charlie Brooker, qui a fait le ScreenWipe où il passe en revue la semaine télévisuelle ainsi que l’année passée. Celui de 2016 n’est pas drôle, parce que l’année était loin d’être réjouissante et c’était difficile d’en rire. Brooker a aussi écrit Black Mirror.

En parlant d’Angleterre, tu as été inspirée par le travail de Delia Derbyshire dans les BBC workshops dans les 60s ? Une vraie pionnière de la musique électronique et expérimentale.

Je connais mal à vrai dire, donc je ne peux pas revendiquer quoi que ce soit. Parfois on partage les mêmes sonorités avec des gens qu’on ne connait pas.

Elle avait la particularité de constamment chercher la musique dans tous les objets du quotidien, sans œillères par rapport aux instruments classiques. C’est quelque chose que tu fais aussi ?

Oui, bien sûr. Parfois, lorsque j’entends des tonalités dans le métro, je me dis que ça ferait de belles harmonies avec une voix. La musique est partout, si on sait l’entendre et l’interpréter. J’ai vu une expo de Rauschenberg et c’était un des premiers artistes à collecter des objets dans la rue et à l’incorporer dans ses peintures et installations. Ça part du même sentiment je pense.

Dans « Undying Love for Humanity » tu dis « Force is on the side of the governed, if only they’d recognize their capacity ». Toi qui as grandi en France à une époque où il y avait une culture du soulèvement et de la revendication, tu trouves qu’aujourd’hui le peuple ne proteste pas assez ?

On est des somnambules, on vit les yeux fermés. On ne se rend pas bien compte de l’enjeu et à quel point le monde s’est accéléré. On est dans un système qui tend à exploiter et ne pas laisser un temps de régénérescence. On vit à 100 à l’heure mais pour aucune raison particulière. Cette surconsommation, surproduction, tout ça pour vendre du manque de qualité… Tout cela engendre une infantilisation des gens et un narcissisme ambiant. Tous les attributs humains sont gonflés alors qu’on devrait les contenir. Il y a des enjeux climatiques sur lesquels on ne pourra pas revenir. Ça fait 25 ans que je vis dans des grandes villes et je vois une évolution au niveau de la pollution. Les villes ont beaucoup grossi et, par ailleurs, on nous dit d’acheter des voitures, de consommer… À un moment ça ne sera plus possible. On va devoir s’arrêter dans l’accident plutôt que dans un acte préventif.

Tu es née en 1968, tu as donc vu la technologie se développer et as un certain recul sur la question. Tu penses que la génération qui est née ces dernières années et qui va naître dans le futur, n’aura pas le recul nécessaire pour combattre l’aliénation ?

C’est difficile à dire. Je sens que toi tu as une conscience politique mais les outils pour étouffer cette conscience deviennent de plus en plus sophistiqués, ainsi que les outils de flicage. A partir du moment où on est constamment sous surveillance, on ne se comporte pas de la même manière. Quand on n’est pas sous surveillance, on est obligé d’être responsable de soi-même car personne n’est là pour nous contrôler. C’est mauvais pour développer la responsabilité personnelle de chacun, c’est là que c’est dangereux.

En Angleterre je m’intéresse de plus en plus à la situation politique parce qu’il y a un Brexit qui est enclenché, et il y a une femme au pouvoir qui n’a pas été élue par le peuple et qui déclare un snap election où elle est en position de force. C’est un jeu d’échecs où la gauche n’est pas prête et est diffamée dans la presse.

C’est important pour toi de faire passer des messages politiques et sociaux à travers ta musique ?

Oui, et de plus en plus. Je n’en fais pas plus qu’avant mais c’est sûrement plus écouté aujourd’hui, parce qu’il y a un contexte qui fait qu’on est plus réceptif à ce type de discours. On est tous un peu paumé dans un paysage politique très accidenté, qui n’a ni queue ni tête. En France on a encore le choix, contrairement à l’Angleterre. En ce moment je me sens vraiment dans le message (rires). Après, j’ai plein de chansons qui ne parlent pas directement de politique. Il y a une chanson sur l’album qui s’appelle « Love Captive » qui parle de free love. C’est une idée que je veux explorer, parce que je vois beaucoup de gens en couple qui galèrent, parce que ce n’est jamais évident. C’est quelque chose que je voulais creuser. J’en parle dans une chanson mais j’ai des années à venir pour comprendre ce que j’essaye de dire (rires).

Cette chanson m’a beaucoup touché car elle est très symbolique de notre époque, ce questionnement autour de l’amour et ce que ça représente.

Je me rends compte que pour être libre et pour libérer l’autre, tout se fait dans l’engagement. C’est pas étonnant que sur le même album il y ait « Love Captive » et « Committed » parce que c’est dans l’engagement que l’on peut trouver la liberté.

Mais ça te fait peur en même temps, la perspective d’être lié à la même personne toute ta vie ? En couple, on perd son autonomie ?

C’est la grande question. Comment être soi-même tout en étant engagé avec quelqu’un ? Après sur la longévité c’est une autre question. Je pense qu’on a des choses à vivre avec certaines personnes sans être obligés de se promettre l’amour jusqu’à la fin de nos jours. Ça instaure une pression qui donne l’impression d’être dans une situation d’échec. Lorsque la relation se termine, c’est pour aller vivre d’autres choses avec quelqu’un d’autre, ce qui n’est pas forcément mauvais. On ne peut pas tout attendre d’une seule personne. Penser qu’on n’aura qu’un seul amour dans sa vie n’est pas réaliste par rapport à la nature humaine.

Il y a une nouvelle conception du couple qui se dessine avec la grande offre qu’on a en termes de rencontres par le biais d’Internet et des applications.

Je suis trop old-school pour aller sur ces applications, et surtout je suis trop vieille. Les mecs veulent tous des jeunes. Si tu marques que tu as 49 ans, tu ne vas pas avoir beaucoup d’offres. (rires) Dans la majeure partie des cas, les hommes veulent baiser et les femmes veulent baiser mais avoir une relation durable. Les intentions ne sont donc pas les mêmes. J’ai des amies qui ont essayé de poster des annonces dans The Guardian mais elles n’ont trouvé que de la médiocrité, que de la misère. Des mecs qui sont complètement à la ramasse et qui ne savent pas ce que c’est qu’aimer et faire attention à l’autre. Dans une relation, tu n’es pas là que pour prendre, tu dois donner aussi. En tout cas, ces nouveaux lieux de rencontres virtuelles m’ont bien refroidie.

Sur « Love Captive » tu as collaboré avec Alexis Taylor de Hot Chip. Comment s’est faite la rencontre ?

C’est quelqu’un que je connais depuis assez longtemps parce qu’ils avaient fait la première partie de Stereolab aux Etats-Unis, et on s’envoyait des emails de temps en temps. Là, j’avais une chanson et je rêvais de faire un duo. J’aimais bien la voix d’Alexis donc je lui ai envoyé.

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En vingt ans de carrière avec Stereolab, quelles sont les plus grandes choses que tu as apprises ? Est-ce que c’était une sorte d’école qui t’a formée dans tes goûts musicaux et ton évolution personnelle ?

Oui bien sûr, énormément. C’était mon école et je ne m’en remettrai jamais. Ceci dit, je la revendique aussi cette école, et je l’ai forgée. On ne s’est jamais pris pour de grandes stars et tout ça nous paraissait absurde. On n’a jamais eu d’ambitions démesurées. J’ai appris à privilégier la musique plus que le paraître ou le lifestyle qui peut être associé au rock’n’roll. On avait à cœur de faire une musique qui nous semblait unique, propre et singulière. Je ne recherche que ça, que ce soit dans le cinéma, dans l’art ou dans la culture. Dans les relations humaines aussi, c’est important d’être propre à soi-même, plutôt que de copier ce que t’a dit un magazine. Moi, ça me semble limpide, mais apparemment c’est un peu à part pour certain (rires).

En termes d’influences musicales, entre tes débuts dans Stereolab et maintenant, tu sens que tu t’es enrichie ?

J’espère que oui, mais ce n’est pas quelque chose que je suis à la trace. Tim (Gane N.D.L.C) était en chasse tout le temps, il achetait sans cesse des disques. Moi j’attends que les choses viennent à moi. Tim est un grand consommateur de musique, il achetait un disque, il l’écoutait une fois, puis ensuite il le rangeait. Il suffisait qu’il l’assimile. Moi, quand j’achetais un disque, je l’écoutais 20000 fois et je pouvais te le chanter de A à Z. On n’avait pas la même approche. C’était à l’époque où il n’y avait pas Internet et j’écoutais beaucoup la radio. Il y avait de bonnes radios à l’époque, des radios libres, qui étaient une des sources de découvertes musicales. Depuis, tout le monde s’est mis à faire de la musique, tout le monde fait des disques.

Tu as vraiment tout ce que tu veux sur Internet. Le barrage a été ouvert et il y a une profusion de musique mise en ligne qu’elle soit bonne ou mauvaise et on nage un peu là-dedans. J’ai de la chance d’avoir des amis qui font de la musique extraordinaire, tout le monde autour de moi est en train de faire son meilleur album. Aussi bien Aquaserge qu’Astrobal, que Super Bravo. Il y aussi un musicien que j’adore, Chris Cummings et dont le projet s’appelle Marker Starling. Il a d’ailleurs écrit la chanson « Deep Background » sur le dernier album.

En tant que femme musicienne, tu as parfois fait face à de la misogynie, ou du moins un traitement particulier, durant ta carrière ?

Oui, bien sûr. Même au niveau de ma carrière. Tim a commencé son groupe Cavern of Anti-Matter et il est plus sûr de bien marcher que moi. On lui fait plus confiance, moi, il faut que je fasse mes preuves. Ça vient petit à petit. Mais je vois bien la différence de traitement qui s’opère par rapport à nos projets respectifs. Même au niveau des critiques, Tim a eu des papiers dans The Guardian et d’autres médias importants. Dans la pensée générale, d’emblée, ce que je fais va être moins bien que ce qu’il fait. Je vis avec et je continue mon chemin, il y a assez de gens qui me font confiance. Je joue avec un groupe que j’adore et c’est le plus important.

Ça fait quelques année que tu as ton projet solo. C’était important pour toi qu’on ne te voit pas comme la fille de Stereolab, mais comme une artiste à part entière ?

Effectivement j’ai ce bagage-là et les gens ont une expectative par rapport à ça, mais en réalité les gens qui viennent me voir ce soir en concert viennent voir mon propre travail et non celui de Stereolab. Je te dis ça, mais si ça se trouve il y a quelqu’un qui va gueuler « French Disco ! » (rires). Je ne vais quand même pas cracher dans la soupe, je sais que si les gens viennent ce soir c’est aussi grâce à ma connexion avec Sterolab, que j’essaye d’honorer. Je suis heureuse de mon passé mais c’est vrai que c’est un peu frustrant d’entendre quelqu’un crier « French Disco ». J’ai quand même fait sept albums où j’écris mes propres chansons et je ne suis pas là pour faire du Stereolab.

Un petit mot sur tes futurs projets ?

Je vais faire une collaboration avec Nova Materia à Montreuil le 29 septembre prochain. J’ai aussi fondé un groupe avec des musiciens brésiliens, on s’appelle Modern Cosmology et l’EP est sorti sur Elefant Records cette semaine. C’est une collab super fantastique ! Je vais aussi faire une résidence avec Batsch au Studio Voltaire à Londres en juillet, sur l’impact du son sur notre corps. On va le faire au travers de notre musique et se baser sur les chakras pour commencer.

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