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Parce que l’habit fait le moine

Parce que l’habit fait le moine

Ce serait enfoncer des portes ouvertes que de commencer par dire que le vêtement n’est pas qu’un simple habit du corps. Le vêtement, en tant qu’objet du monde concret, est un message et un langage adressé à la fois à nous-mêmes mais aussi aux autres. L’habit est associé à des codes forts qui permettent de situer l’environnement social dans lequel on se trouve. Le port du costume-cravate, par exemple, est associé à l’imagerie du monde professionnel et formel. C’est à la fois une expression de notre personnalité et de notre identité toute entière par le biais d’un imaginaire. C’est d’autant plus intéressant lorsque l’on s’intéresse à des styles vestimentaires qui se sont historiquement inscrits dans divers contextes sociaux. Fédérateurs, les styles vestimentaires se sont posés comme un signe de reconnaissance, chez les jeunes notamment, mais aussi comme porteurs d’un message idéologique adressé à la société dans son ensemble. Plus globalement, ils traduisent l’histoire et la société d’une époque. Le vêtement, plus qu’une séparation entre le corps et le regard, véhicule l’intériorité partagée de groupes entiers et leurs valeurs communes.

Les années 1950 et 1970 : rébellion et revendications sociales

J’ai ici choisi d’analyser deux époques différentes, les années 1950 et les années 1970, via deux mouvements qui, en plus d’être des messagers de leur société, ont porté des idéologies de contestation et de rébellion propres à leurs contextes.

Les Teddy Boys dans l’Angleterre des années 1950, par exemple, reflétaient leur époque au moyen d’un style vestimentaire distinctif aux inspirations historiques. Ils empruntaient en effet au vestiaire de l’époque édouardienne (1901-1910), qui ne datait pourtant que d’une quarantaine d’années auparavant. Les Teddy Boys portaient ainsi des redingotes sombres, des fines cravates, des pantalons serrés taille haute qui exposaient leurs chaussettes… Ces vêtements étaient généralement sur mesure et extrêmement coûteux : ils étaient adoptés par des jeunes hommes fortunés. Paradoxalement à cette préciosité du vêtement, les Teddy Boys étaient associés à la violence et formaient des gangs qui furent impliqués dans de nombreuses rixes à l’encontre d’autres groupes. Le style Teddy Boy véhicule un univers extrêmement riche et paradoxal. En se différenciant du reste de la société par un look étudié, ils sont les premiers à imposer leur jeunesse et leur individualité. Dans un contexte de boom économique, ces jeunes hommes sont aussi messagers d’une culture de consommation naissante. Le choix de l’époque édouardienne n’est pas non plus un hasard. Celle-ci était en effet caractérisée par la rigidité du système britannique de classe sociale. En s’appropriant les codes vestimentaires de cette époque, les Teddy Boys se jouent de leur signification, portés par une violence paradoxale et significative d’une Angleterre en plein changement, et donc pleine de doutes et d’indécision. On ne peut séparer le style Teddy Boy d’une mentalité vaste et complexe : le rejet de l’austérité d’après-guerre, la naissance d’une culture de consommation, le trouble d’une génération ancrée dans une période de changement majeur. Ainsi, on trouve une résonance dans le vestiaire Teddy Boy : en se réappropriant le costume et la fine cravate propres à l’époque édouardienne, ces jeunes hommes mettaient au jour leur moi éclatant, leur envie d’exister et leur dépense ostentatoire. Paradoxes ambulants, la sophistication de leur tenue jurant avec leur violence, cette jeunesse détonnait dans une époque transitionnelle.

Teddy Boys
Teddy Boys

Il est cependant important de différencier les Teddy Girls (ou Judies) des Teddy Boys. Celles-ci étaient issues de la classe ouvrière des quartiers pauvres de Londres, et ne portaient ainsi pas le même message que leurs confrères. Elles véhiculaient une idée bien plus légitime de rejet de l’austérité d’après-guerre, étant elles-mêmes les victimes de celle-ci, quittant généralement le système scolaire à 15 ans pour travailler dans les usines ou les bureaux. En portant le même style de vêtement édouardien que les Teddy Boys, elles rejetaient le rôle traditionnel que la société britannique d’après-guerre tentait de leur imposer. Ainsi le look Teddy Boy, en plus d’être un miroir de l’époque, véhiculait, par le détournement, la rébellion et le rejet.

Teddy Girls (Judies)
Teddy Girls (Judies)

Autre exemple : la culture punk. On l’associe généralement à la musique, mais au même titre que les Teddy Boys, les mods ou les hippies, les punks et leur style sont tout aussi porteurs d’un mythe particulier, à l’image de leur époque : du milieu des années 1970 à 1980. Elle se construit d’ailleurs en négation du mouvement hippie de la décennie précédente. Alors que les hippies, issus du baby-boom, réclament une douceur et un pacifisme, la culture punk est radicale et énergique. Elle remet en cause toutes les conventions et les contraintes. Elle ne se prend pas au sérieux, et le vêtement punk en est le reflet parfait. Les signes de reconnaissance sont éclatants : les coupes de cheveux aux couleurs flashy, le cuir, les rangers, le tatouage, le piercing, les vêtements déchirés, les imprimés voyants. Autant d’éléments revendiquant clairement un rejet franc et massif par le bas, par la rue, remettant en cause tous les codes d’une culture de masse uniforme.

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Bien que souvent associé à la violence du fait de son image en apparence agressive en comparaison à un monde standardisé, le mouvement punk va au-delà et fait figure d’une alternative. La liberté individuelle maximale, l’idéologie du do it yourself et la contestation de l’ordre établi s’incarnent dans la liberté vestimentaire, dans son dépassement des standards. C’est la mise en avant partagée de l’improvisation, de la singularité et du désordre, en réaction à une société uniformisée par les 30 Glorieuses. Le cynisme d’une fédération désabusée transparait, à l’image du slogan « No future » face à l’asphyxie de la jeunesse par la morale bourgeoise. En effet, l’idéologie punk ne s’exprime pas qu’à travers l’esthétique, c’est aussi un mouvement artistique et des slogans, tous messagers de cette jeunesse à qui la société n’offre pas d’avenir après la parenthèse dorée de la croissance économique. Le style est aussi très sombre, symbole du cynisme lucide des punks qui se créent leur propre futur loin des bien-pensants allant parfois jusqu’à l’autodestruction. Les images vestimentaires évoquent la mort et la violence, mais aussi le chaos. Les couleurs sont criardes quand elles ne se résument pas à du noir et du blanc, opposition violente. Le vêtement punk c’est cela : le paradoxe d’une jeunesse violemment lucide mais énergique tout de même, en recherche d’un mode de vie sans restrictions. Un étendard de leur énergie du désespoir après les illusions lacérées des hippies dans les années 1970 : une décadence sans renaissance, ou tout du moins pas la renaissance préconisée par la « bien-pensance ».

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Mais quel a été leur héritage? Les Teddys Boys ont connu un bref retour dans les années 1970 avec le rockabilly, remasterisant le style au profit d’influences plus glam rock. Ils se confrontèrent alors aux punks à la fin des années 1970. Le mouvement Teddy Boy portait alors encore son idéal ré-actualisé aux côtés du cynisme punk dans la société post 30 Glorieuses. Il y eut aussi un retour à la fin des années 1980, puis The Edwardian Drape Society dans les années 1990, qui évoquait une culture Teddy Boy salie par les groupes pop/glam rock des années 1970. Mais ces retours successifs semblent peu à peu affaiblir l’imaginaire véhiculé par les Teddy Boys, faute de retrouver un contexte similaire à celui des années 1950. La société n’est plus la même, et le message contestataire n’a plus la même portée.

Même chose pour le mouvement punk qui a peu à peu cédé à des mouvances commerciales, notamment via la musique. Seule l’apparence a survécu, les symboles vestimentaires ne faisant plus subsister que les fantômes d’une idéologie sociale et politique passée et dépassée. A force de commercialisation, l’opposition diffusée par les vêtements a perdu de sa force, voire a disparu, réutilisée par ce que le punk combattait. Vivienne Westwood, « la grande prêtresse du punk » réellement punk, en s’autoparodiant dans ses défilés, a ouvert une porte à la popularisation du mouvement par d’autres maisons de couture, telles que Thierry Mugler ou Jean-Paul Gaultier, qui en ont récupéré les symboles sous couvert d’avant-gardisme. Cette récupération et l’évolution même de l’époque font perdre tout message au punk, qui, vidé de sa substance, n’est plus qu’une tendance dont les codes sont popularisés puis repris. Si ces codes restent associés à une certaine liberté et refus de la culture dominante, ils n’ont plus leur force originelle.

Jean-Paul Gaultier Spring 2011
Jean-Paul Gaultier Spring 2011

Aujourd’hui : peur, influence des marques et décadence idéologique

Aujourd’hui, de nouvelles mouvances apparaissent toujours, reflétant aussi notre époque. Le développement du sportswear, par exemple, est très significatif : c’est à la fois une opposition à l’omniprésence du costume-cravate des hautes sphères et une opposition au monde professionnel et formel en général. Cela rejoint une certaine peur de l’avenir, qui est relativement récurrente chez les jeunes de toutes les générations mais qui est particulièrement importante aujourd’hui en raison des discours fatalistes liés à la crise, au chômage, ou même aux problématiques environnementales qui nous promettent une sorte de fin du monde catastrophique. En plus d’être une protestation contre l’inconfort et le stress urbain générés par l’ultra-urbanisation du monde, le sportswear sortant du domaine sportif est finalement une sorte de manifestation de la peur dans une époque de transition particulièrement marquée par le fatalisme. C’est d’autant plus intriguant quand nous remarquons que notre génération est située à cheval entre le passé et le futur, jamais dans le temps présent, à la fois matraquée par l’idée d’un passé meilleur, et pourtant très tournée vers les technologies, donc l’avenir. Cette technophilie a d’ailleurs entrainé des styles aux univers particuliers, tel que le seapunk, pur produit d’Internet, notamment de Tumblr. 

Le psychédélisme, les formes géométriques, les années 1990, les mauvais montages ironiques, les poneys, les licornes, le cynisme, l’androgynie sont autant de symboles d’un monde interconnecté où Internet est roi, un monde urbain qui ne laisse pas de place à la solitude. La mondialisation se traduit aussi dans l’exportation des symboles du monde asiatique vers le monde occidental, comme en témoigne le rappeur suédois Yung Lean qui s’en inspire visuellement.

Yung Lean
Yung Lean

Un autre phénomène intéressant se produit avec les dress-codes actuels: une relative décadence idéologique symptomatique d’une époque où les grandes idéologies politiques sont mortes et où les grands groupes sont les seuls à contrôler la promotion de systèmes de pensée via notamment la publicité. Le marketing et la strandardisation à outrance ont en effet modelé le consommateur au travers de l’avènement d’une société de « surconsommation » : l’individu achète ce que l’on donne envie d’acheter jusqu’à la prochaine publicité. C’est la culture du « je prends et je jette » dont le style hipster est une très bonne illustration. Ré-actualisation d’un mouvement datant des années 1940, le hipster est finalement devenu une cible marketing. Au-delà des symboles caricaturaux de la chemise à carreaux et de la barbe, celui-ci est l’image même de ce système sous couvert d’une culture de la distinction qu’ont généralement les classes aisées. La conséquence directe de ce fonctionnement de la consommation entraine une sorte de promotion du vide par les marques : l’identité n’est plus tant dans le fond que dans le mouvement vers le haut ou vers le bas dans la hiérarchie du hype. Le retromarketing est notamment utilisé sur cette cible par les marques, c’est-à-dire la modernisation de concepts et produits vintage, qui voient dans cette génération l’envie d’une construction identitaire distincte mais aussi cette idée de passé plus glorieux citée plus haut. Cependant en reprenant puis popularisant des codes passés (comme pour le style punk), l’idéologie est supplanté par le commercial. Il est d’ailleurs aujourd’hui courant d’observer les individus emprunter des éléments à de nombreux styles différents plutôt que de s’arrêter à un seul, ce qui découle directement de ce système. Cette perte d’idéologie ne s’arrête pas au look, on la retrouve aussi dans d’autres domaines-témoins comme l’art contemporain ou le cinéma (américain notamment, étant donné son emprise sur le marché) avec ses sequels, prequels et autres sagas interminables ré-actualisant le passé. En revanche, cela ne signifie pas que le vêtement est vide de sens, loin de là. Au même titre que les Teddy Boys dans les années 1950 ou les punks dans les années 1970, il est aujourd’hui le miroir et le support de notre époque caractérisée par une certaine décadence à tous les niveaux. La réalité vestimentaire, à travers toutes les époques, reste l’incarnation et l’empreinte du système virtuel qui se construit avec les évolutions du monde.

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