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Pourquoi les intellectuels ignorent la mode

Pourquoi les intellectuels ignorent la mode

L’intelligentsia européenne s’est toujours refusé d’analyser la mode, en la rabaissant à un objet intellectuel mineur. Cette attitude semble avoir été héritée, plus ou moins inconsciemment, du discours platonicien sur la hiérarchie des objets philosophiques et qui consistait à exclure du champ du savoir tout ce que nous pourrions qualifier de « superficiel ». Ainsi, tout bon intellectuel se doit d’ignorer et de mépriser la mode. Son statut lui empêche de consacrer ses énergies à de si basses préoccupations.

Cette posture, d’après Gilles Lipovetsky, auteur de L’empire de l’éphémère, dérive du moralisme clérical du XIVe siècle, ayant sanctionné pour la première fois la volatilité de la mode qui s’instaurait avec force à cette époque au sein de la société occidentale. Pierre Bourdieu, dans Questions de sociologie, chapitre Haute couture haute culture, exprime également l’idée que parler de mode n’est pas un parti pris facile à assumer pour un sociologue.

La mode est ce qui suscite le réflexe critique avant l’étude objective, on l’évoque principalement en vue de la fustiger […], de marquer l’hébétude des hommes et le vice des affaires : la mode c’est toujours les autres.

L’empire de l’éphémère veut ainsi montrer qu’en adoptant cette posture, l’élite intellectuelle a tout simplement ignoré la problématique au cœur de la société occidentale contemporaine.

Du fait de son affirmation en tant que « système » la mode n’a jamais été aussi puissante et si omniprésente. Sans que personne ne veuille le voir, les fondements de l’industrie de la mode ont fini par devenir les fondements mêmes de notre société. Une société structurée sur l’éphémère, sur la rapidité des saisons, sur la dynamique de la séduction et de la consommation compulsive. Comme l’industrie de la mode, la société occidentale est bâtie sur le principe de production-consommation-communication massive. La haute technologie, l’agroalimentaire, l’éducation, la production artistique (cinématographique, musicale, etc.), la politique, le journalisme, la philosophie elle-même ont été redessinés par l’exigence d’éphémère et d’immédiat, par le culte du présent et du plaisir momentané. Dans bon nombre de ces disciplines, la vision sur le long terme, le discours idéaliste, la profondeur que seulement un processus lent et réfléchi pourrait apporter ont été substitués par l’accomplissement de tâches, le lancement constant de nouvelles créations, la rapidité de diffusion.

La mode a, autrement dit, fixé les principes de l’organisation de notre vie collective en achevant la construction du citoyen capitaliste-démocratique-individualiste. Gilles Lipovetsky résume son idée de la sorte :

« La mode n’est plus un agrément esthétique, un accessoire décoratif de la vie collective, elle en est la clef de voûte. »

La mode en tant que mise en scène de l’apparence sociale, a néanmoins aussi renforcé l’élan démocratique en ce qu’elle a rendu l’individu plus attentif à la prise de conscience du « moi ». Alors certes, en esthétisant le narcissisme, la mode nous a conduits à adopter des moyens de socialisation aussi auto-centrés que les réseaux sociaux ou les blogs. Cependant, elle semble aussi avoir permis au pluralisme de s’affirmer pleinement. Le vieil argument, souvent ressorti d’ailleurs quand il s’agit de critiquer la mode, disant que celle-ci exacerbe les luttes sociales, n’est plus si valable aujourd’hui. Le fast fashion a fait basculer le luxe en le privant de son apparence inaccessible.

Néanmoins, encore une fois, l’intellectuel, en rejetant et déplorant les temps modernes, a renforcé sa haine : la critique de la mode est consubstantielle à la mode. Il semblerait alors que le progrès et la raison ne peuvent s’accomplir qu’en rejetant radicalement le monde des apparences et des images (ce qui n’est pas sans rappeler le mythe de la caverne). Le penseur a été pris à son propre piège : en hurlant son mépris des apparences, il a exclu la mode de son champ de vision… sans aller au-delà de son apparence même.

La mode, dans le discours de Gilles Lipovetsky, serait un phénomène occidental et non pas global. Auprès de sociétés basées sur la prolongation des traditions passées, comme la société japonaise, ou bien arabe et indienne, le fait de porter des habits traditionnels est encore profondément ancré. Il est même symbole de luxe et d’appartenance à une élite. La culture occidentale, quant à elle, a abandonné au fur et à mesure ses habitudes vestimentaires d’antan en assimilant le progrès à l’évolution constante des modes de se vêtir et d’acheter. L’importance accordée au présent, la révolution industrielle et la confusion entre bien-être et consommation ont fait que les rouages du système de la mode s’implantent dans toutes les sphères de la vie collective. Autrement dit, la société occidentale a trouvé dans le changement constant des modes et des objets la marque ultime de distinction.

La crise culturelle et identitaire que les nations ultra-capitalistes ont vécu pendant la dernière décennie, semble être liée à l’épuisement d’un système et à la frustration permanente du citoyen en quête nouveauté. Changer ce système ou du moins le comprendre signifierait donc se pencher sur le problème de la mode, une industrie dont les mécanismes pourraient illuminer la pensée sociale moderne.

Pascal le préconisait dans les Pensées en affirmant que « les gouvernements et la mode définissent l’idée du beau ». Et donc, si nous prolongeons l’idée, du juste et du normal. Parce qu’elle décide de ce qui est inside et de ce qui est outside, la mode dispose d’un pouvoir totalitaire. Il est d’ailleurs intéressant de constater que les crimes commis par cette industrie sont largement ignorés ou pardonnés. La mode décide de quel est le corps « normal », « parfait » à avoir, frôlant ainsi l’eugénisme ; le fast fashion pollue la planète et provoque de nombreuses morts chaque année ; les systèmes de production se rapprochent de l’esclavage…

Mais l’intellectuel reste figé dans une tour d’ivoire, parcourant de plus nobles chemins, adaptés à l’image qu’il se fait de ce qu’un intellectuel devrait être.

C’est alors que le paradoxe s’accomplit. En dénigrant l’étude de la mode par parti pris, il préserve son statut. Il est pris à son propre jeu : en voulant apparaître intellectuel, il se munit des accessoires lui permettant de mettre en scène son personnage. Il dénigre la mode par effet de mode en étant de fait, la première victime de la mode.

À chaque fois qu’un penseur blâme la superficialité de la mode pour jouer son rôle en société, la mode gagne. Elle déploie son pouvoir en ce que le décor se substitue à la fonction.


Sources :

Lipovetsky, Gilles. L’empire de l’éphémère. Gallimard, 1987.

Bourdieu, Pierre. Questions de sociologie. Les éditions de minuit, 2002.

Pascal, Blaise. Pensées. Le livre de poche, 2000.

Voir les commentaires (2)
  • Et vous faites perdurer un stéréotype de l’intellectuel alors que justement des intellectuels s’intéressent à ce sujet

  • Sympa de problematiser cette question sur le social mais cet article garde une forme d’opinion et est cruel d’écueils.
    – considérer la mode comme un système vivant par lui-même et pas comme le produit de pratiques des individus est une faute (pas très grave hein ^^)
    – vous pouvez utiliser Bourdieu de manière plus précise, avec le concept d’habitus et le rapport à la culture légitime.
    – vous poussez plus loin le raisonnement des auteurs sans l’éprouver de façon empirique.
    – pour aller plus loin : Georges Simmel, « La Mode », début XX s°.

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