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L’éternel fantasme de la conquête de l’espace

L’éternel fantasme de la conquête de l’espace

Si dans le domaine scientifique l’homme n’en est qu’à la phase d’exploration de l’espace, les experts en drague, eux, l’ont bien investi. Avec des phrases comme «ton père est un voleur, il a pris toutes les étoiles du ciel pour les mettre dans tes yeux…» («Ce n’est pas tout à fait du Verlaine?» répondrait naïvement Duchesse dans Les Aristochats), le lover de trottoir est friand d’envolées lyriques et de longues observations du ciel étoilé en bonne compagnie. Vous me direz : «C’est l’extase langoureuse, c’est la fatigue amoureuse» (ça, c’est du Verlaine) ! C’est surtout le potentiel onirique et lyrique que contient l’espace, cette chose inatteignable qui nous fait sentir petits, tout petits. Le voyage dans l’espace est un fantasme qui nourrit les croyances, les amoureux, les scientifiques. Quel but (autre que la séduction) peut revêtir un tel voyage intersidéral ? Qu’est-ce qui pousse les hommes à vouloir à tout prix étendre leur lieu de vie et de connaissance au-delà de la stratosphère ? Ce qui est certain, c’est qu’un voyage vers l’inconnu promet de riches aventures. Comment les hommes ont-ils imaginé et envisagé un tel voyage ? Depuis la mythologie antique jusqu’à l’époque moderne, la vision de l’espace est sans cesse empreinte de mythes, d’histoires extraordinaires plus ou moins fictives et extravagantes.

Les rêveries métaphysiques du promeneur cosmique

Le ciel vu d’en bas est avant tout ce qui nous fait tous rêver d’infini. Mais comment accéder à ce monde qui nous dépasse ? Pour les romantiques, la poésie est mystique. Elle est le chemin suprême pour accéder aux portes de l’existence. Et pourquoi pas la mescaline ? Aldous Huxley, inspiré par un poème spirituel de William Blake (dans le recueil Le Mariage du Ciel et de l’Enfer), fait l’expérience de substances psychédéliques pour accéder aux «portes de la perception». Le leader chamaniste des Doors, Jim Morrison, écrit en 1967 The End : mythologie, théorie freudienne et pensée animiste (qui consiste à croire que tout élément naturel est doué d’une âme) se mêlent dans cette composition envoûtante et magnétique ! Le ciel a une portée symbolique héritée des cosmogonies les plus anciennes : il incarne la transcendance. Les étoiles sont souvent perçues comme des divinités tutélaires, des astres vivants qui guident les hommes. Encore faut-il les regarder ! Le poète romantique est un voyant, un intercesseur entre l’humain et le divin. Cet interprète sublime, situé entre le monde et l’outre-monde, emploie souvent la métaphore du voyage pour exprimer son cheminement spirituel. Le voyage dans l’espace donne une image concrète du voyage que nous faisons en quelque sorte dans l’existence.

The Doors, «The End» live à Toronto, 1967

Un des tableaux les plus romantiques de Turner met en scène cette analogie. Dans Le dernier voyage du Fighting Téméraire, le navire britannique éponyme, héros de la bataille de Trafalgar, est sur le point d’être détruit. Le bateau a maintes fois navigué à travers les mers en tant que moyen de transport. Mais le sens métaphorique du voyage, renforcé par le soleil couchant éclairant de ses faibles rayons le navire fantomatique, est évident : c’est un voyage vers la mort. L’agonie est lente, les deux bateaux glissent paisiblement sur une mer d’huile, c’est une mort douce, pleine d’espoir. Le vieux bateau a vécu, il est maintenant tiré par une sorte de barque de Charon moderne à vapeur, on pourrait presque parler de mort «naturelle», et sereine.

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Turner, le dernier voyage du Fighting Téméraire, 1839, huile sur toile, 91×122 cm, National Gallery, Londres

On ne peut pas en dire autant des damnés qui assaillent furieusement la barque de Dante dans le tableau de Delacroix, mettant en scène le voyage métaphysiquement transgressif, car non naturel, des poètes Dante et Virgile aux Enfers. Une petite virée sur les flots du Styx, des vivants dans le monde des morts, quelle audace ! Bien sûr, il s’agit de poètes et non pas du commun des mortels. La catabase périlleuse faite par les héros Orphée et Ulysse est exaltée par la tradition mythologique, car c’est ainsi qu’ils montrent leur puissance de surhommes. Par ce voyage extraordinaire et périlleux, ils bravent l’interdit et l’impossible.

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Delacroix, la barque de Dante, 1822, huile sur toile, 189×241,5cm, Musée du Louvre, Paris

L’exploration scientifique de la Voie Lactée serait-elle aussi mue par le désir insatiable de dépasser ses limites ? Vu le caractère héroïque, le mystère et le prestige qui enveloppent les missions spatiales, on est en droit de les comparer avec les épopées antiques. D’un point de vue anthropologique, l’odyssée est un thème passionnant : les tribulations d’un seul héros peuvent changer la destinée d’une collectivité, l’exemple-type est brossé par le récit d’Homère : les aventures d’Ulysse, roi d’Ithaque, ses exploits durant la guerre de Troie et le voyage mouvementé du retour au pays. La fameuse phrase prononcée par Neil Armstrong en 1969 lors de la mission Apollo 11 est proche de l’emphase épique : «c’est un petit pas pour l’homme, un pas de géant pour l’humanité». Elle consacre l’expédition interstellaire en une expérience humaine, et plus encore en une marche vers le progrès de l’humanité toute entière.

L’Enfer, le Ciel… et la Terre dans tout ça ? La quête de connaissance du monde est une longue Odyssée humaine, un voyage en quête d’appropriation de l’inconnu. Le voyageur romantique, comme le fameux «Wanderer» du tableau de Friedrich, est loin d’être un simple randonneur de montagne. Il se perd, contemple ce qui nous dépasse et éprouve ainsi le sentiment exaltant du sublime. Il pourrait avoir pour devise les derniers vers du poème «voyage», qui lui-même clôt Les Fleurs du mal de Baudelaire : «Nous voulons, tant ce feu nous brûle le cerveau, / Plonger au fond du gouffre, Enfer ou Ciel, qu’importe? / Au fond de l’Inconnu pour trouver du nouveau !». Pour Baudelaire, il faut errer en terra incognita, s’aventurer dans les méandres du cosmos, sans destination, sans guide Michelin et sans GPS.

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Friedrich, le Voyageur contemplant une mer de nuages, 1818, huile sur toile, 74,8×94,8cm, Kunsthalle, Hambourg


Rencontres du troisième type

Un voyage de découverte est ponctué de rencontres plus ou moins étranges. La science-fiction en littérature et au cinéma exploitent ces possibles «rencontres du troisième type» pour dynamiser le scénario, mais aussi pour mener une réflexion plus profonde sur le processus d’unification d’un groupe donné par la confrontation à un ennemi commun. L’époque des Grandes Découvertes est celle aussi des débuts de la constitution de grands empires coloniaux européens. La rencontre avec d’autres sociétés serait donc inévitablement suivie d’un rapport de domination ? La mondialisation, processus d’unification du monde, est paradoxalement à l’origine de divisions violentes et guerrières entre les sociétés humaines. C’est en fait le triomphe d’un modèle dominant. Hors de cette norme, le reste est taxé d’«exotique», objet de fascination, ou de «barbare», objet de répulsion. L’archétype du Martien cruel et supérieur en intelligence serait-il une version extraterrestre des caricatures racistes, xénophobes et antisémites? Sauf sur nos boîtes de conserve, nous n’avons pas encore rencontré de petits hommes verts, mais le simple fait de penser leur existence et les diverses réactions que cela suscite reflète des problèmes historiques et contemporains, terriens et bien réels. Imaginer une «guerre des mondes», une «guerre des étoiles» nous ramène à notre propre rapport à l’autre homme, à l’ethnocentrisme, aux divisions internes à l’humanité qui sont hélas encore prégnantes. Voyager c’est se confronter à la différence. Serions-nous capables de vivre en harmonie sur Terre si nous découvrions la vie sur Mars ? La connaissance de l’autre est-elle la promesse d’une vie en paix et en harmonie, avec ses semblables et avec cet autre que soi ?

Georges Méliès, Le voyage dans la Lune, 1902 (version restaurée 2011, musique «Sonic Armada» de Air )

Dans Le voyage dans la lune de Méliès, l’espace est un univers inhospitalier, l’extraterrestre est ennemi commun, mais la confrontation avec l’altérité barbare forge l’unité du groupe d’hommes, qui rentre sur Terre en triomphe, acclamé par la foule. On peut alors se demander si la figure de l’extraterrestre n’est pas ce qui pourrait unifier l’humanité. L’autre que moi ne serait plus un semblable humain, mais un être radicalement étranger. Dans une conférence sur les voyages sur la Lune et sur Mars dans les films muets de science-fiction en France, au Danemark et en Allemagne, Matthias Teichert parle du voyage extraterrestre comme «mythe cinématographique de la modernité». Le voyage sur la Lune comme prolongation des voyages intercontinentaux pose la question de l’humanité. Si dans l’intrigue cette expédition a un but scientifique, le sous-texte du film laisse clairement entendre un message anticolonial. Les oeuvres de science-fiction sont souvent teintées de critique sociale et politique. Sun Ra, prêchant une philosophie cosmique et mystique, voit la musique comme un moyen d’affranchir les Afro-Américains de la domination blanche. Mis au ban de la société ségrégationniste des États-Unis, les Noirs américains sont appelés par le messie du free jazz à rejoindre leur vrai lieu, Saturne, qui est précisément la planète des mélancoliques, des poètes saturniens comme Verlaine ou Lamartine ! Alors, « Space is the Place », pour reprendre le titre du film afrofuturiste de John Coney (1974). Avec le développement des techniques et des connaissances scientifiques, la maison de l’homme est élargie à l’espace extraterrestre. Les astronomes font donc du ciel un objet de science, alors qu’il était jusqu’alors considéré comme le lieu insondable du divin.

Sun Ra – When There Is No Sun

Le voyage dans l’espace, du fantasme à la réalité

L’ère moderne est le temps des grandes découvertes scientifiques, des progrès techniques et technologiques. Elles sont au coeur des nouvelles pratiques artistiques, notamment musicales. Ce qui ne fait pas des compositions des Pink Floyd des manifestes en faveur de l’optimisme scientiste, bien au contraire : «There is no dark side of the moon really. Matter of fact it’s all dark» sont les dernières paroles prononcées par Jerry Driscoll à la fin du morceau «Eclipse» de l’album Dark Side Of The Moon (1973). Même Auguste Comte, celui qui mesurait l’évolution de l’humanité en fonction du progrès de la science, méprisant la théologie et la métaphysique pour leur préférer le positivisme de la science expérimentale moderne, écrit vouloir fonder une «religion de l’humanité». La science, le rationalisme ne signifient donc pas le rejet du spirituel. Pour Comte, la science élève l’homme, donne sens à son existence. Grâce à elle, il parvient à voyager dans l’espace, dans le sens le plus terre à terre du mot voyage.

Le monde nous est ainsi moins étranger, il n’en reste pas moins étrange ! Le duo UVB 76 à la tête du collectif parisien Dot Data exprime l’étrangeté du monde et en particulier celle de l’espace à travers ses performances, la dernière en date s’étant justement déroulée dans le cadre de l’exposition «Space oddity, l’exposition musico-spatiale» organisée par Arkestra début mai. Comme le «buzzer», surnom de la radio fantôme à laquelle le nom du duo fait référence, le spectateur se perd dans l’espace. Le voyage sensoriel, l’expérience hypnotique qu’il effectue sont troublants. Désorienté face à cet enchevêtrement d’images d’archives satellite projetées sur l’écran et guidé par une musique électronique expérimentale captivante, le regard du spectateur, ne pouvant se rattacher à une quelconque narration, est entraîné malgré lui dans cette divagation sinueuse à travers les reliefs de notre planète. Cette confrontation visuelle et auditive au monde est violente. Les basses répétitives très puissantes rappellent la transe frénétique que peuvent provoquer les percussions africaines et peuvent évoquer le tempo du coeur du monde. Une séquence a particulièrement retenu mon attention : des images de ville vue du ciel, enchaînées par un fondu légèrement décalé, m’ont tout d’abord évoqué les liaisons d’une puce électronique ou bien le grouillement d’une faune microscopique effectuant sans cesse le même trajet. Ce que je prenais pour une affluence organique et vivante était en fait un jeu visuel à partir du plan orthogonal des rues d’une ville. Toutes ces associations d’idées et d’images m’ont fait prendre conscience de l’étrangeté du monde, mais aussi des liens cosmiques qui font que nous faisons partie d’un même tout. Cette performance nous met en face de la complexité du monde, régi par une irrégularité «chaosmique». Cette abondance spasmophilique de vie, de mouvement, d’espace nous met face à une évidence inexplicable et mystérieuse : l’ordre dans le chaos.

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UVB 76, Captures d’écran extraites de la performance du 2 mai 2015, «Space oddity, l’exposition musico-spatiale», Le HUIT, Paris

Même l’ère de la technologie nourrit une vision fantasmée de l’espace. Elle en traduit souvent une angoisse, voire une psychose collective. Stanley Kubrick cultive un lyrisme du bizarre et du grandiose dans l’Odyssée de l’espace 2001. L’ouverture par le poème symphonique de Richard Strauss Ainsi parlait Zarathoustra est une référence au concept nietzschéen du «surhomme» (incarné par le puissant crescendo), un homme supérieur destiné à être engendré par l’humanité. Un homme mythique, insurpassable serait alors le Graal de la conquête de l’espace ? Mais la machine se retourne contre son créateur, la révolte de l’ordinateur HAL 9000, doté d’intelligence artificielle, nous met face à un problème éthique, ainsi qu’à la responsabilité de l’homme dans le développement de la science et des technologies (que l’on peut voir comme une tentative d’égaler le pouvoir de Création avec un grand «C»).

Le voyage dans l’espace pose la question du rapport entre les hommes, mais aussi le rapport de l’homme au monde. La vision mythique que l’on a de cette quête s’explique par la persistance du mystère qui en émane. L’espace interstellaire, infiniment grand, échappe à l’emprise de l’homme. L’homme serait-il condamné à le contempler éternellement comme une chose inconnue? Nietzsche se fend la poire face au mot «et», copule prétentieuse qui fait de l’homme un être hors du monde. Quoi qu’il en dise, l’homme est dans le monde. Si Pascal est un savant, c’est aussi un penseur qui fait l’expérience existentielle du «silence éternel de ces espaces infinis, mes frères!» D’un point de vue de la connaissance, la conquête de l’espace apporte une supériorité intellectuelle, mais l’homme parait d’autant plus dérisoire en tant qu’habitant du monde. De Homère à Kubrick, on ne sort jamais de la vision mythologique de l’Odyssée, du fantasme du voyage dans des espaces inconnus et d’ordinaire inaccessibles.

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