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Les Particules élémentaires (Houellebecq/Gosselin) : un « entrelacement de douleur et de joie »

Les Particules élémentaires (Houellebecq/Gosselin) : un « entrelacement de douleur et de joie »

Le jeudi 19 décembre 2014, vers 18h45, je remontais à vive allure la rue Nationale de Tours, slalomant entre les passants encombrés de sacs et de paquets (on se demande bien pourquoi), afin d’atteindre le Théâtre Olympia, centre dramatique régional de Tours. À 19h, j’étais installée dans un des moelleux fauteuils rouges du théâtre, prête à m’immerger pendant 3h50 dans Les Particules élémentaires de Michel Houellebecq, adaptation, mise en scène et scénographie de Julien Gosselin. L’immersion a été totale et inoubliable.

Noir. Une voix féminine s’élève, déclame. « Pourtant, nous ne méprisons pas ces hommes. Nous savons ce que nous devons à leurs rêves. Nous savons que nous ne serions rien sans l’entrelacement de douleur et de joie qui a constitué leur histoire. » En quelques secondes, vous n’êtes plus dans un théâtre : vous êtes dans une bulle spatio-temporelle ; plus rien n’existe autour de vous. Vous êtes une petite entité de rien du tout, une petite entité plongée dans le noir, qui respire et résonne au son de cette voix qui s’adresse à vous.

Et puis une mise en lumière, brutale. L’histoire commence.

LES PARTICULES ELEMENTAIRES -

Les Particules élémentaires de Michel Houellebecq, mise en scène Julien Gosselin, production Si vous pouviez lécher mon cœur.
Source : http://www.festival-avignon.com/fr/spectacles/2013/les-particules-elementaires
Les Particules élémentaires © Christophe Raynaud de Lage / Festival d’Avignon

L’histoire en question, c’est celle de deux demi-frères, nés d’une mère soixante-huitarde complètement libérée sur le plan sexuel : le premier, Michel, est un chercheur émérite en biologie moléculaire, dont la vie sentimentale et affective se résume à peu de choses ; le second, Bruno, est un professeur de littérature au lycée, qui fantasme sur ses élèves, a pour message d’accueil sur son répondeur « Vous pouvez laisser un message, vous pouvez aussi aller vous faire enculer » et aime le sexe de manière invétérée. Autour d’eux gravitent plusieurs personnages féminins, notamment Annabelle, dont Michel est l’amour de jeunesse même s’ils ne parviennent pas à vivre quelque chose ensemble et que le désespoir dû à l’absence d’un enfant finit par avoir raison d’elle. La deuxième femme majeure de ce tableau désenchanté de notre époque des années 1980 et 1990, Christiane, est une femme qui commence à vieillir, qui sent son vieillissement et l’affadissement de sa beauté, l’amoindrissement du désir des hommes qui la regardent, et qui nous touche par la justesse de ses propos, des propos terriblement lucides alors que nous passons notre temps à fuir la crudité et la cruauté de notre réalité : « C’est probablement ça, la vieillesse : les réactions émotionnelles s’émoussent, on garde peu de rancunes et on garde peu de joies ; on s’intéresse surtout au fonctionnement des organes, à leur équilibre précaire ».

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Les Particules élémentaires de Michel Houellebecq, mise en scène Julien Gosselin, production Si vous pouviez lécher mon cœur.
Source : http://www.lechermoncoeur.fr/les-particules-%C3%A9l%C3%A9mentaires.html
© Simon Gosselin

« Cette pièce est avant tout l’histoire d’un homme, qui vécut la plus grande partie de sa vie en Europe occidentale, durant la seconde moitié du XXe siècle. Généralement seul, il fut cependant, de loin en loin, en relation avec d’autres hommes. Il vécut en des temps malheureux et troublés ».

Le monde que l’on nous brosse n’est pas beau à regarder. C’est un monde sans illusions, désenchanté, où il n’y a plus de raisons de vivre, ou bien des raisons qui ne peuvent pas tenir sur le long terme, qui ne suffisent pas : des recherches en biologie moléculaire dans un coin venteux d’Écosse, un potentiel enfant dont l’absence est intolérable, de l’amour qui ne peut dépasser le stade de la jouissance éphémère. Un monde replié sur soi, au goût de cendres et aux fins tragiques. Mais c’est là que la biologie moléculaire, avec les recherches de Michel, entre en scène : et si un monde meilleur, meilleur que celui imaginé par Aldous Huxley en 1932 et que nous sommes en train de concrétiser pour le pire, était envisageable ? Un monde où une nouvelle espèce d’humains émergerait, supplantant l’existante : des humains asexués, victorieux sur la mort, conscients de leur héritage et de ce à quoi ils ont échappé ?

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Les Particules élémentaires de Michel Houellebecq, mise en scène Julien Gosselin, production Si vous pouviez lécher mon cœur.
Source : http://www.lechermoncoeur.fr/les-particules-%C3%A9l%C3%A9mentaires.html
© Simon Gosselin

Julien Gosselin nous offre une œuvre d’art totale, dans laquelle s’ajoutent à la performance des comédiens des procédés scénographiques originaux : lumières, bien sûr ; mais aussi musique en live, puisque les comédiens eux-mêmes créent sur scène un fond sonore adapté à certaines scènes, ajoutant à ces dernières un potentiel dramatique phénoménal ; vidéo, avec des projections de phrases de l’ouvrage de Michel Houellebecq ainsi que d’images permettant une mise en abyme de la parole des comédiens, des projections de mots ou de dates soigneusement choisis venant concrétiser la parole, ainsi que des projections des comédiens en train de jouer, dans une sorte de reportage filmé s’élaborant en parallèle de l’action et venant l’expliciter ou la rendre intelligible. Des micros s’ajoutent à la parole des comédiens qui s’adressent directement aux spectateurs : l’histoire est à la fois en train d’être jouée, commentée et inscrite dans l’histoire dans le même temps.

LES PARTICULES ELEMENTAIRES -

Les Particules élémentaires de Michel Houellebecq, mise en scène Julien Gosselin, production Si vous pouviez lécher mon cœur.
Source : http://www.festival-avignon.com/fr/spectacles/2013/les-particules-elementaires
© Christophe Raynaud de Lage / Festival d’Avignon

Il s’agit finalement d’une habile mise en scène d’un texte romanesque, qui habituellement ne possède qu’une seule voix, celle du narrateur. Un narrateur qui n’est autre ici que Michel Houellebecq, incarné par un des comédiens, micro en main, et dont le discours alterne avec les voix des autres comédiens qui tour à tour endossent le rôle d’un des protagonistes de cette histoire et prennent la parole, dans une mise en scène dynamique et rythmée par des dates, des événements, des images projetées, des moments de musique live, de l’humour, de la mélancolie, de la douleur, de la beauté.

LES PARTICULES ELEMENTAIRES -

Les Particules élémentaires de Michel Houellebecq, mise en scène Julien Gosselin, production Si vous pouviez lécher mon cœur.
Source : http://www.festival-avignon.com/fr/spectacles/2013/les-particules-elementaires
© Christophe Raynaud de Lage / Festival d’Avignon

Un exemple de cette mise en scène audacieuse et percutante ? Peut-être le récit des atrocités commises par David di Meola et sa secte, vues comme des conséquences directes du mouvement hippie, en passant par les beatniks et les serial killers. Le discours est supporté par de la musique, jouée en live par les comédiens. La montée en puissance de la musique accompagne la montée en puissance du discours. La comédienne crie, elle hurle son histoire, son message, avec derrière elle des mots, des images qui s’affichent, dans une atmosphère baignée d’une lumière rouge. Elle hurle la violence, la cruauté, la barbarie, et plus sa voix s’élève, plus on se suspend à ses lèvres. Les mots résonnent en nous, on tremble en imaginant ce qu’elle évoque. Sa voix nous environne, nous envahit, nous enveloppe, nous transperce. Mon monde se résume à ce moment-là à cette femme sur scène, à ces mots qu’elle déclame, à ces images qu’elle fait naître dans mon esprit, à cette souffrance qu’elle déverse, à cette musique qui résonne autour de moi.

C’est le genre de moment où vous êtes happés par l’instant, où il n’y a plus que vous et cette beauté inintelligible, atemporelle, en face de vous, une telle beauté qu’elle en éclipse tout ce qui vous entoure, et tout ce que vous désirez, c’est que ça ne s’arrête pas, c’est rester dans cette extase contemplative et auditive.

Alors qu’elle nous a emmenés au paroxysme, alors que nous ne faisons plus qu’un avec elle, avec cette voix qui nous transperce, tout s’arrête. Le récit reprend de manière neutre, sans transition : nouvelle date, nouvel événement ; les narrateurs s’enchaînent, les personnages alternent.

LES PARTICULES ELEMENTAIRES -

Les Particules élémentaires de Michel Houellebecq, mise en scène Julien Gosselin, production Si vous pouviez lécher mon cœur.
Source : http://www.festival-avignon.com/fr/spectacles/2013/les-particules-elementaires
© Christophe Raynaud de Lage / Festival d’Avignon

Un autre exemple ? Probablement cette magnifique scène où étaient présents sur le plateau un homme et une femme, deux corps nus, que l’on ne voyait que sous forme de silhouettes découpées sur la lumière bleue et la fumée. Deux corps qui dans une beauté, dans une poésie presque insoutenables, s’approchaient et s’enlaçaient, baignés par cette atmosphère bleutée.

LES PARTICULES ELEMENTAIRES -

Les Particules élémentaires de Michel Houellebecq, mise en scène Julien Gosselin, production Si vous pouviez lécher mon cœur.
Source : http://www.festival-avignon.com/fr/spectacles/2013/les-particules-elementaires
© Christophe Raynaud de Lage / Festival d’Avignon

Mais pour achever de vous convaincre (comment ça, je ne suis pas du tout impartiale à propos de cette pièce ?), regardez donc la vidéo de présentation de l’Odéon-Théâtre de l’Europe, où la pièce a été jouée en octobre-novembre 2014 :

C’est une pièce dédiée à l’humain, et l’humaine que je suis en est ressortie transcendée, avec des visages, des images emplissant son esprit et agitant ses pensées, après cette stimulation de tous ses sens, après cette fresque trépidante et mélancolique menée d’une main de maître, sans laisser de répit ; après avoir vu sous ses yeux la décrépitude de l’humain, sa lucidité et son désespoir face à la solitude et au vide de l’existence, puis son renouveau dans une unité asexuée et solidaire. Champagne.

LES PARTICULES ELEMENTAIRES -

Les Particules élémentaires de Michel Houellebecq, mise en scène Julien Gosselin, production Si vous pouviez lécher mon cœur.
Source : http://www.festival-avignon.com/fr/spectacles/2013/les-particules-elementaires
© Christophe Raynaud de Lage / Festival d’Avignon

Alors, convaincus de la nécessité de voir cette adaptation des Particules élémentaires ? Je vous renvoie au site du collectif Si vous pouviez lécher mon cœur (http://www.lechermoncoeur.fr/) pour trouver les prochaines dates du spectacle !

« Adolescent, Michel croyait que la souffrance donnait à l’homme une dignité supplémentaire. Il devait maintenant en convenir : il s’était trompé. Ce qui donnait à l’homme une dignité supplémentaire, c’était la télévision » : vraiment ? Il s’agit d’un constat assez accablant. Gageons plutôt que cette dignité supplémentaire est conférée à l’homme par la littérature et le théâtre, en un mot par l’art !

Suzy PIAT

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