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L’art contemporain domine le monde

L’art contemporain domine le monde

Il y a quelque temps, j’ai eu une discussion enflammée avec une amie, à l’issue de laquelle aucune des deux n’a été capable de convaincre l’autre. L’objet du litige ? La pertinence de l’œuvre Fontaine de Marcel Duchamp. Oui, cet urinoir posé sur un socle en 1917, signé « R. Mutt » et considéré comme une œuvre emblématique de l’art moderne, un des premiers ready-made de Duchamp, qui a révolutionné le monde de l’art.

Seulement voilà, quand on n’est pas historien de l’art, habitué à voir de l’art partout et à partir du principe que « tout est art » comme le dit l’artiste Ben, que tout est artistique pour la seule raison que rien ne l’est pas, un peu sur le modèle de la définition du culturel par l’historien de la culture Pascal Ory (« tout n’est pas culturel, dans l’exacte mesure où rien n’y est radicalement étranger (1) »), ça ne va pas de soi.

Norman Rockwell, The Connoisseur, 1961, huile sur toile, collection privée
Norman Rockwell, The Connoisseur, 1961, huile sur toile, collection privée

Penchons-nous un peu là-dessus. Quelqu’un prend un urinoir, le signe, le pose sur un socle, puis s’exclame « C’est de l’art ! ». Soit. Pourquoi pas, après tout ? Pourquoi un objet manufacturé ne pourrait-il pas prétendre au statut d’œuvre d’art ? Eh bien, la raison la plus souvent évoquée face à cela, c’est que l’artiste n’a pas fait l’œuvre. Il n’est pas à l’origine de l’objet, il ne l’a pas créé de ses mains. À l’inverse d’un sculpteur qui met les mains dans l’argile ou qui taille le marbre, à l’inverse d’un peintre qui tient le pinceau, Duchamp n’est pas intervenu sur l’urinoir qu’il a érigé au statut d’œuvre d’art, sauf pour le signer. C’est tout le principe du ready-made, concept dont il est à l’origine : « tout fait », « tout prêt ».

C’est à partir de cet acte fondateur, de ce « moment inaugural de l’art contemporain » (2) pour reprendre les mots de la sociologue Nathalie Heinich, que l’art contemporain s’est développé : en repoussant les limites de la définition de l’œuvre d’art, en instaurant la primauté de l’idée de l’artiste sur l’objet artistique, l’artiste en est venu à se désengager du processus de création. Il ne met plus la main à la pâte : son idée devient œuvre, et l’objet qui découle de cette idée a une importance moindre, au point que cet objet peut être réalisé par des tiers. C’est précisément l’idée exprimée par Nathalie Heinich : « L’art contemporain […] transgresse la notion même d’œuvre d’art telle qu’elle est communément admise. Par exemple, l’œuvre ne sera plus faite de la main de l’artiste mais usinée par des tiers. L’acte artistique ne réside plus dans la fabrication de l’objet mais dans sa conception, dans les discours qui l’accompagnent, les réactions qu’il suscite… L’œuvre peut être éphémère, évolutive, biodégradable, blasphématoire, indécente. » (3)

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Fontaine, Duchamp

Il y a des détracteurs de l’art contemporain à tous les coins de rue. Des scandales qui éclatent un peu partout, face à des œuvres jugées absurdes, des œuvres que l’on ne comprend pas, que l’on ne considère pas comme de l’art. Un exemple ? Tree de Paul McCarthy : vous savez, cette gigantesque sculpture en forme d’arbre placée au milieu de la Place Vendôme à Paris, qui a déchaîné la critique en octobre 2014 sous prétexte que ce prétendu « arbre » ressemblait quand même curieusement à un plug anal, et que tout de même, ça faisait un peu désordre en plein Paris ? Dans le cas de Tree, la sculpture est une idée, posée sur une place, offerte au regard du passant. Loin de n’être qu’une sculpture gonflable, c’est un objet qui résulte d’un processus créatif, et c’est cette réflexion qui fait œuvre. L’art transgresse les normes et les codes et absout les tabous. Tout est représentable, et si ce n’est pas le cas, le problème ne vient pas de l’art qui serait absurde, obscène, indécent, etc, mais du regard des spectateurs, un regard faussé par des œillères mentales.

Vers quoi se dirige-t-on à présent ? L’évolution de l’art semble tendre vers une quête obsessionnelle de l’originalité. Il faut quelque chose de nouveau, du jamais vu, de l’inédit, du sensationnel, afin d’attirer l’œil et la plume des critiques. C’est par exemple Damien Hirst coupant un veau en deux et plaçant les morceaux dans des caisses de formol, ou bien recouvrant un crâne humain de diamants. C’est encore Jeff Koons réalisant des sculptures dans des proportions gigantesques avec des couleurs criardes. Du neuf, de l’inédit. Si les excès dans lesquels sont amenés à tomber les artistes dans cette exigence d’originalité peuvent prêter à critique et susciter des interrogations sur leur pertinence, il n’en reste pas moins que ces créations et ces idées permettent d’élargir les possibilités artistiques et de tester nos tabous ainsi que les limites du « représentable ».

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Tree, Paul McCarthy

Quoi de mieux pour réaliser cet idéal de nouveauté qu’utiliser les nouveaux moyens mis à disposition ? La technique évolue, et avec elle les possibilités créatives. L’imprimante 3D permet de réaliser des sculptures à partir d’un logiciel. Les bugs de l’informatique et de l’électronique ont donné naissance au glitch art, appellation qui regroupe des « œuvres » résultant d’un dysfonctionnement électronique, des images sélectionnées par l’utilisateur pour leur qualité purement esthétique. Pourquoi ne pas utiliser tous ces nouveaux outils de création, afin d’élargir les possibilités et ainsi évoluer dans un monde où chaque geste, chaque idée, chaque objet peut devenir artistique ? « L’art et rien que l’art ! C’est lui seul qui rend possible la vie, c’est la grande tentation qui entraîne à vivre, le grand stimulant qui pousse à vivre » (4), nous disait Nietzsche. L’art stimule les sens et la réflexion, émeut, scandalise, pousse à réfléchir et à remettre les normes et les idées reçues en question. L’artiste contemporain ne crée plus forcément de ses mains et l’objet qui résulte du processus créatif perd de son aura, de son statut sacré d’œuvre unique réalisée au prix de sueur sur le front et d’ampoules sur les mains, pour laisser place à l’idée.

Et pourquoi pas ? Vivre dans un monde où les idées sont des œuvres et où chaque idée vient bousculer une idée reçue et permettre d’ouvrir un peu plus le regard, où l’œuvre ne laisse pas indifférent et ouvre à tout un panel d’émotions et de réflexions, n’est-ce pas exaltant ? Citons encore Nathalie Heinich : « L’œuvre dans l’art contemporain ne réside plus dans l’objet mais dans l’expérience que l’objet va provoquer » (5). Et l’artiste Ben, qui ouvrait cet article avec sa fameuse question « est-ce bien de l’art ? », ne dit pas l’inverse : « Il faut apporter au public une nouvelle expérience. Je veux qu’il se dise : ‘Ben, il se fout de moi.’ Comme ça, il rentre chez lui et il se pose des questions. »(6)

Alors, expérimentons !

Suzy PIAT

Notes:

1. ORY Pascal, « L’histoire culturelle de la France contemporaine : question et questionnement », Vingtième siècle, revue d’histoire, n°16, octobre-décembre 1987, pp. 67-82, p.68
2. HEINICH Nathalie, « L’art du scandale. Indignation esthétique et sociologie des valeurs », Politix, n°71, 3/2005, pp. 121-136
3. HEINICH Nathalie, dans un entretien avec AESCHIMANN Éric, « Mais que cherchent les artistes contemporains ? », L’Obs, 05.04.2014
4. NIETZSCHE Friedrich, Fragments posthumes, mai-juin 1888, cité dans MORANA Cyril, OUDIN Éric, L’Art, de Platon à Deleuze, Paris, Eyrolles, 2010, p. 131
5. HEINICH Nathalie, propos tenus dans le cadre de l’émission La Grande Table de France Culture, « L’art contemporain n’est-il qu’un discours ? », dont elle était l’invitée, le 12 mars 2014
6. Ben, dans un entretien avec COUTURIER Élisabeth, « Ben : ‘La vie est une œuvre d’art’ », Paris Match, 22 mars 2010
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