Trois jeunes diplômés de l’école des Beaux-Arts de Bordeaux (EBABX) curatés par Cécile Cano et Audrey Teichman, étaient invités cet été au festival Baleapop à l’exercice de la performance. Une pratique ancestrale, mais qui fut tardivement théorisée dans les années 70, à l’époque où l’art conceptuel privilégiait les idées au produit, un art ne pouvant ni être acheté ni vendu, reposant sur trois supports : le corps, l’espace et le temps. Des mouvements tels que le constructivisme, le futurisme, le dadaïsme ou bien encore le surréalisme l’adoptèrent alors afin de sortir d’impasses que semblaient poser certaines écoles ou pratiques. Par sa radicalité elle prit une place dite d’« avant avant-garde ». Rencontre.
« Le partenariat avec l’EBABX s’est fait naturellement. J’assurais un module « contextuel, immersif et in situ » en premier cycle, et ai assisté à de nombreux temps de présentation du travail des étudiants préparant leur Diplôme National d’Expression Plastique. C’est de cette manière que j’ai rencontré les propositions performatives de Léo Landreau, Leny Lecointre et Gilles Sage, et l’envie s’est révélée de les programmer en leur demandant de repenser, réadapter leur projet de diplôme dans un contexte bien particulier, celui du festival Baleapop. Il s’agit de notre première collaboration avec une école supérieure d’art et cette démarche est très importante pour nous puisqu’elle témoigne d’une volonté commune de soutien à la jeune création. L’école d’art est certainement aujourd’hui là où tout se passe », explique Cécile Cano.
Je pense qu’il y a de définitions autant qu’il y a de performeurs.
Au premier abord, Gilles Sage intrigue : il dénote radicalement face à la population des étudiants des Beaux-Arts majoritairement exubérante, extravertie voire criarde. Il propose une lecture partielle des « Fragments », bribes introspectives réalisées durant ses dernières années d’école. Il s’extime de manière totalement dépouillée. Des formes géométriques se projettent pendant qu’il lit avec son téléphone face au public. La mise en scène est calibrée : minimale et froide. Mais rapidement un équilibre se pose grâce à l’humour pince-sans-rire des textes, le ton est subtilement juste, peut-être plus évocateur que toute autre gesticulation ou ornementation.
Manifesto XXI – Selon toi, pourquoi ces lectures peuvent-elles être nommées performances ?
Gilles Sage : Déjà, en tant que personne assez timide, le fait de me retrouver devant un public et de devoir capter l’attention c’est en soi une performance. C’est un moment fort pour moi, et pas simple. Ensuite je définis la performance comme un objet, un texte ou un protocole qui est activé au sein d’une scénographie face à un public. Après je pense qu’il y a de définitions autant qu’il y a de performeurs.
Je vois maintenant mes textes comme des scripts qui peuvent être activés ou rester à l’état de ce qu’ils sont, totalement indépendants.
Ta scénographie me fait penser à celle d’un one-man-show dont l’ingé lumière aurait eu des petites fantaisies…
Pour donner à voir et à entendre ces textes il me fallait une forme. D’après les retours que j’avais, je savais que mes textes étaient comme des synecdoques restrictives, c’est-à-dire : partir de l’intime vers l’universel. Les gens se reconnaissent dans ce que j’écris. Les « Fragments » sont très visuels alors j’ai proposé des formes lumineuses qui sont des images vides qui permettent à la personne de s’approprier cet espace pour projeter ses propres images. Toutes les lumières sont comme des dispositifs pour observer. Ça peut-être des lucarnes, des jumelles, des phares, un écran de smartphone… Ce sont des formes qui n’ont pas trop de personnalité. Je laisse aussi un peu le choix au public de se faire ses propres idées.
Ensuite, selon les « Fragments » que j’ai, je choisis la lumière qui peut être la plus adaptée. Par exemple pour des Fragments amoureux généralement je resserre la lumière sur mon visage. Pour le public il y a un côté plus intimiste, il perçoit peut-être plus mes expressions de mon visage tandis que, de mon côté, ce faisceau est tellement resserré qu’il m’éblouit totalement. Je suis complètement aveuglé. Et inversement.
Ta pratique s’axe sur quoi ?
Je suis rentré aux Beaux-Arts en design graphique. Puis ça a dévié. Je suis parti en art dans un arc dans lequel je me sentais bien. On va dire que j’ai toujours plus fonctionné au cœur qu’à la raison. Après plusieurs blocages dans mon travail, petit à petit je me suis beaucoup mis à écrire, notamment les « Fragments » que vous avez pu entendre hier soir. Par ce biais-là, l’écriture est devenue le noyau central de mon travail, autour duquel s’articulent de nombreuses choses comme la performance ou le graphisme, entre autres. C’est ouvert à de multiples possibilités : je vois maintenant mes textes comme des scripts qui peuvent être activés ou rester à l’état de ce qu’ils sont, totalement indépendants.
De tous ces « Fragments », tu en as fait un objet ?
J’en ai fait un livre à l’école avec les moyens du bord. Les reliures sont cousues à la main puis collées. J’ai fait le choix de laisser visible l’articulation du livre-objet pour montrer sa colonne vertébrale. Parce que dans le texte lui-même, je parle beaucoup de la manière dont j’écris. C’est un peu comme une boucle finalement. J’écris des premiers fragments, je les fais lire, je les donne à entendre et les réactions que j’en tire se réintègrent dans les fragments suivants. On voit au fur et à mesure le projet se construire dans le texte. Il y a un questionnement continu, traversé par différentes phases personnelles, professionnelles, scolaires, etc. sous forme de fragments. Le texte parle aussi de lui-même.
As-tu une référence particulière, un mouvement qui a impulsé ton écriture ? Comment travailles-tu ?
Pour être franc, j’ai des connaissances très pauvres en littérature. Je ne peux parler que de ma propre façon de travailler. Quand j’ai commencé à écrire, c’est parti d’un besoin d’évacuer plein de choses. Petit à petit cet alibi s’est perdu de vue mais l’écriture est devenue suffisamment importante en soi à pour être prolongée. Dès que j’ai une idée je l’écris sur l’application « Note » de mon téléphone. J’écris quand je suis en déplacement, dès qu’il se passe quelque chose ou que je fais une observation sur le moment ou plusieurs mois après. Comme je suis assez obsessionnel il y a des périodes où j’écris beaucoup moins, alors j’essaie de me refaire le film de ce qu’il s’est passé pour trouver de l’inspiration.
Pendant ta lecture, la première chose que j’ai retenue, c’est le moment où tu t’exaspères de cette absence de mot pour parler des personnes qui ne boivent pas…
C’est assez frustrant, vu que j’écris succinctement et que je ne veux pas en faire des tartines, je cherche le mot précis qui s’adapte à la situation. C’est dingue qu’une langue aussi riche que la langue française n’ait pas de mot pour ça.
Tu viens d’être diplômé, tu sais ce que tu comptes faire maintenant ?
Je suis dans une période de flou. Je me suis posé des questions sur la continuité, je doute pas mal de mes capacités artistiques, avec l’impression d’être un peu un imposteur dans le milieu. C’est vrai que j’ai des connaissances et des références très pauvres en art. Ça a toujours été un gros handicap dans ma scolarité.
Tu ne penses pas que, justement, arriver à rester à l’écart des us et coutumes des étudiants des Beaux-Arts, être relativement extérieur à cet enseignement de l’art, peut se voir plus comme une force que comme un handicap ? Ça peut-être apparenté à cette nécessité d’apprendre et désapprendre.
Ça peut l’être. Je me suis souvent comparé au grain de riz qui se retrouve dans la salière, c’est peut-être ça mon rôle.