Faiminisme, l’essai sur la bouffe et le féminisme à dévorer de toute urgence

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Voici comment s’achève le premier ouvrage de la journaliste Nora Bouazzouni : « La bouffe, c’est la vie, littéralement. Un gagne-pain, un plaisir, un doudou, un héritage, une nécessité. Notre point commun à toutes et tous. Les hommes en ont fait une arme, mais la guerre n’est pas terminée. Soyons faiministes ! » Présenter la conclusion de cet essai d’une centaine de page ne gâche en rien le plaisir de le découvrir, que vous soyez un.e féministe convaincu.e, ou un.e épicurien.ne curieux.se des enjeux symboliques et politiques de votre assiette. Au contraire, vous savez précisément à quelle sauce vous allez être mangé.e.s. En quatre savoureux chapitres, Nora Bouazzouni, boucle la boucle de la relation entre le patriarcat et l’alimentation, de l’art culinaire au contrôle des corps. Et qu’on ne vienne pas nous dire que tout cela n’est que des racontars de bonne femme assoiffée de sang masculin, le tout est subtilement servi sur un lit de références historiques et anthropologiques de qualité. Revue et morceaux choisis de ce savoureux fainminisme.

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© Nouriturfu

Le style rappelle celui de l’incontournable Beauté fatale : les nouveaux visages de l’aliénation féminine, de la journaliste Mona Chollet, qu’elle cite d’ailleurs. On est proche du ton d’une conversation rythmée par d’hilarantes digressions entre parenthèses. Si la démonstration est solide et émaillée de nombreuses références, le parti pris est clair et le « nous », les femmes, Nora et les lecteurs, assumé.

Le chapitre 1, Madame est asservie, est une entrée saignante en la matière. On saisit sur le vif les origines de la division sexuée du travail pour en arriver à la distinction machiste entre l’art de la cuisine tenu par des chefs essentiellement masculins, versus la cuisinière et sa tambouille de bonne femme. Le harcèlement dans les équipes et les saillies macho des plus grands chefs étoilés sont passés en revue. Mention spéciale pour le fils du premier maître sushi étoilé, Yoshikazu Ono, qui pense que les femmes ne peuvent pas être maître sushi au titre qu’« à cause de leurs règles, le goût des femmes est fluctuant. C’est pour cette raison qu’elles ne peuvent pas être maîtres sushis ». Tous les symboles du domaine et la sémiotique y passent, et Nora Bouazzouni appuie là où ça fait mal en rappelant que s’il y a peu de femmes chefs, leur sous-représentation médiatique et leur assignation à un style de cuisine « féminin » n’arrangent pas les choses. On arrive très rapidement sur du plus solide encore : la démonstration des enjeux de pouvoir que cachent le contrôle de la fabrication et de la production de l’alimentation.

D’ailleurs, et si la faim dans le monde était due à la domination masculine ? C’est en tout cas ce que tend à montrer le chapitre 2, Terre battue, qui se focalise sur le contrôle des moyens de production alimentaires et aussi l’accès à la nourriture. En somme, le système alimentaire mondial majoritairement organisé par des hommes maintient en fait la division sexuée des tâches héritée de l’âge de pierre, et ce malgré les études prouvant les qualités de gestionnaires des femmes qui sont plus touchées que les hommes par la malnutrition et les famines. Au nom de quoi juste tout cela tient-il en place ? C’est là qu’on découvre (ou redécouvre) la notion d’écoféminisme, développée par Françoise Eaubonne en 1972 pour synthétiser l’idée d’un le lien entre l’exploitation des femmes et de la nature, double exploitation que l’on combattrait en adoptant une double éthique écologiste et féministe.

Patriarchie parmentier, chapitre 3 fait revenir délicatement l’ensemble. Bingo, apparaît le joli mot de « carnophallogocentrisme » forgé par Jacques Derrida et qui colle plutôt bien à nos sociétés occidentales où femmes, faune et flore souffrent de la domination masculine. À bien y réfléchir il est évident que la représentation de la viande et le corps féminin sont traités de la même façon, et que la souffrance animale et la violence symbolique ou physique qui s’exerce sur les femmes chaque jour est la même. Alors pourquoi les questions d’éthique animale et de féminisme avancent-elles si lentement dans notre société ? Et pourquoi font-elles souvent l’objet d’une même décrédibilisation ? Mais tout simplement parce que ces questions remettent en question un statu quo et des intérêts économiques. Logique.

Au passage, le bon sens populaire en reprend un coup. La croyance qui voudrait que les hommes ont naturellement plus d’appétit que les femmes, et donc doivent manger plus, a la dent dure. Or, l’espèce humaine est la seule dans la nature où le mâle est plus grand que la femelle. Le documentaire, Pourquoi les femmes sont-elles plus petites que les hommes? revient sur l’écart de taille d’environ 15 cm qui sépare en général hommes et femmes. Cet écart est en fait dû à une moindre alimentation des filles par rapport aux petits garçons depuis des générations. Le fait que les hommes auraient besoin de plus de viande est « Un pur stéréotype qui n’a pas le moindre fondement scientifique, c’est même le contraire, puisqu’une femme a besoin de deux fois plus de fer qu’un homme, notamment à cause du sang qu’elle perd tous les mois ». Pour le bon sens, à l’avenir, on préférera retenir cette formule : « Si l’homme respecte les animaux et les femmes, il n’en mourra pas. Possiblement le contraire ».

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Nora Bouazzouni © Nouriturfu

Après déjà trois chapitres qui mettent à mal bon nombre de clichés, le dernier chapitre, Dis-moi comment tu manges, je te dirai qui tu hais, s’attaque à notre relation au corps. Oui, nous sommes ce que nous mangeons, ou ne mangeons pas d’ailleurs. C’est l’heure de passer sur le grill les contradictions de la presse féminine qui a financièrement plus intérêt à participer à l’entreprise de discipline des corps et des esprits que vraiment libérer la femme, et lui prescrire un régime sain et constant plutôt que des cycles de privations inefficaces et dangereuses. Si les critiques à l’égard de la presse féminine sont récurrentes depuis la seconde vague du féminisme, il est encore rare de trouver des critiques des nouveaux médias sociaux. Or, qui ne s’est pas déjà senti mis.e sous pression en parcourant son fil d’actualité et en découvrant autant de corps parfaits et de plats aussi healthy qu’hypocaloriques ?

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L’idée de l’écoféminisme date des années 70, de nombreux grands écrits féministes et antispécistes cités existent depuis au moins 50 ans. Alors pourquoi, pourquoi toutes ces idées ne circulent-elles pas ou si mal ? Et bien parce que les principales intéressées sont elles aussi participantes dans ce système. « Pour Colette Guillaumin et de nombreuses sociologues féministes, la plus grande réussite du patriarcat, c’est d’avoir divisé les femmes en classes supérieures et inférieures pour les empêcher de se soulever contre la domination masculine. » Logique encore une fois.

Faiminisme met de savoureux mots sur ce qui est une réalité trop peu souvent présentée explicitement et dans sa globalité. Peut-on regretter que cet essai ne soit pas plus long ? Presque mais non, car il présente très efficacement et avec beaucoup d’humour les liens entre des problèmes très complexes. Peut-on regretter que les titres ne soient pas plus explicites ? Peut-être pas non plus, puisqu’ils interpellent et amènent à méditer sur le contenu de chaque chapitre. En tout cas, l’ouvrage a surtout le grand mérite de ramener à notre connaissance des notions aussi pertinentes qu’absentes des débats grand public. À croquer à pleines dents donc, c’est encore des bouchées d’esprit que l’industrie agro-alimentaire et le patriarcat n’auront pas.

Faiminisme – Quand le sexisme passe à table, chez Nouriturfu. Illustrations de Léa Chassagne.

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