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Des cotonnades indiennes aux imprimés H&M

Des cotonnades indiennes aux imprimés H&M

« La mode est internationale mais elle doit pouvoir être portée par n’importe quelle nationalité » dit Catherine Join-Diéterle, qui fut directrice du musée Galliera à Paris à partir de 1989. C’est toute la problématique de la mode et du voyage. Celle-ci s’est construite au fil du temps sur des emprunts, des connexions, des va-et-vient incessants entre les différents pays jusqu’à créer une géographie humaine extrêmement complexe de la mode. Les modes de vie, les savoir-être et les savoir-faire se sont entremêlés au fil des immigrations. Avec la mondialisation et le développement de la communication, le phénomène a pris une ampleur considérable. Historiquement, la mode absorbe, prend et rejette jusqu’à l’émergence de multiples métissages, donnant lieu à un voyage à la fois géographique et mental.

Paris : produit de multiples métissages

Pour observer cette fascinante hybridation au niveau national, prenons l’exemple de la France, et plus particulièrement de Paris, capitale de la haute couture depuis son invention au XIXème siècle. Celle-ci a en effet été inventée par Charles Frederick Worth dans les années 1850 lors de la création de sa propre firme, révolutionnant le métier de couturier. Ce dernier n’obéit plus aux demandes de son client, mais fait rentrer son sens de la création en jeu en proposant ses propres modèles. Pourquoi cet étalage historique ? Tout simplement pour observer que l’influence de l’immigration et du voyage dans la mode a commencé dans la haute couture dès ses débuts : Charles Frederick Worth était un Anglais, installé à Paris en 1845. Grâce à lui et les velléités impériales de Napoléon III qui ont fait grimper les demandes mondiales en luxe, notamment avec les expositions universelles, sous le Second Empire, Paris est rapidement devenue une base pour la capitale de la mode que l’on a connu plus tard. C’est ainsi que l’histoire de la haute couture débute par un voyage.

Evening Dress, Charles Frederick Worth (1893)
Evening Dress, Charles Frederick Worth (1893)

 

Néanmoins, les recoupages culturels liés à l’immigration en France ne s’arrêtent pas là. Bien que ce furent des français tels que Poiret ou Madeleine Vionnet à lui emboiter le pas, la mode parisienne a connu, et continue de connaître, de nombreuses incorporations culturelles venant d’ailleurs. L’exposition Fashion Mix, organisée par Olivier Saillard et présentée au Musée de l’Histoire de l’Immigration à Paris du 9 décembre 2014 au 28 juin 2015, propose ainsi un échantillon de ce mélange culturel, séparant les différents couturiers étrangers par nationalité, les réunissant par ce point commun d’avoir apporté leur mode à Paris, d’avoir voyagé. Un voyage n’est en effet pas seulement un déplacement, c’est un véritable échange, qui va dans les deux sens.

Affiche de l'exposition Fashion Mix à Paris du
Affiche de l’exposition Fashion Mix au Musée de l’Histoire de l’Immigration à Paris  jusqu’au 28 juin 2015

De nombreux créateurs immigrés ont participé à ce phénomène au cours de l’histoire. Les Espagnols, par exemple, sont nombreux à avoir laissé leur marque dans la haute couture française. Mariano Fortuny y apporte son étoffe plissée parmi d’autres révolutions techniques au début du XXème ou encore Paco Rabanne, qui contribue à l’évolution de la mode avec ses matériaux provocants et inconfortables dans les années 1960.

Mariano Fortuny, Etoffe plissée ondulée, brevet déposé (source: Archives INPI)
Mariano Fortuny – Etoffe plissée ondulée, brevet déposé (source: Archives INPI)

Les Russes ont incorporé « la joie chantante de la couleur » (Fashion Mix) et les Japonais tels qu’ Issey Miyake ou Rei Kawakubo, au début décriés pour leur « misérabilisme déstructuré », ont marqué durablement la création française par leur approche orientale totalement nouvelle. Ce ne sont là que quelques exemples, mais des centaines d’autres ont influencé Paris, tels que la Hongroise Catherine de Karolyi, les créations métissées de Carol Lim et Humberto Leon, le grand couturier franco-tunisien Azzedine Alaïa, l’anticonformiste Schiaparelli et bien d’autres… La haute couture parisienne n’apparait pas spécifiquement française, elle est le fruit d’une hybridation extrêmement complexe depuis sa naissance même, produit de multiples exodes.

La mode en voyage : économie et appropriation culturelle

Mais voyons ce phénomène de métissage à un niveau plus global, à l’échelle mondiale. La mode se construit souvent par emprunts : au vestiaire féminin, puis au vestiaire masculin, au monde militaire avec l’influence des guerres en Europe… Mais ici ce sont les emprunts liés aux migrations qui nous intéressent tout particulièrement. Il existe une véritable géographie humaine de la mode dans le monde, qui est historiquement partie de l’Occident. Celui-ci achetait cotonnades imprimées et châles au XVIIème et XVIIIème importés d’Inde avant que les industriels français et suisses ne les imitent, pour ensuite inverser le circuit et vendre les vêtements occidentaux à travers le monde. La mode étant avant tout une activité économique, il est logique que cela soit celle des plus grandes puissances économiques qui soit exportée et suivie.

Ainsi, alors que l’Occident a opéré et opère une certaine appropriation culturelle sur les savoir-faire venus d’ailleurs, il renvoie et rediffuse tout ceci à l’envoyeur. Cependant alors que l’on peut voir ceci comme un goût immodéré pour l’exotisme, une certaine arrogance du regard occidental sur les autres cultures, Catherine Join-Diéterle parle aujourd’hui d’un « post-exotisme », c’est-à-dire le désir de comprendre la culture de l’autre, et prend l’exemple de la mode japonaise à l’origine de grandes transformations dans la mode occidentale. Mais ne soyons pas naïfs, la mode occidentale continue d’avoir une attitude que l’on peut qualifier de colonialiste en interprétant les cultures étrangères à sa manière et en dénaturant les modes d’ailleurs. Il n’y pas besoin de chercher plus loin que, par exemple, la multiplication des divers imprimés inspirés des cultures Navajos, Ikats, Aztèques ou les robes de Matthew Williamson ressemblant à s’y méprendre aux robes traditionnelles éthiopiennes…

Motifs Ethipiens et collection SS 2008 Matthew Williamson
Robes éthiopiennes et Matthew Williamson S/S 2008

Cela est en partie la conséquence de la facette économique de la mode : c’est aujourd’hui l’Occident qui « mène la danse » mais Catherine Join-Diéterle elle, dans une interview pour Timothée Chaillou, envisage une domination future de la Chine, bien qu’elle reprenne pour l’instant nos codes et nos techniques. Il est vrai que la mode a toujours suivi l’économie : au XVIIIème siècle, l’Angleterre dominait le monde économiquement, ce qui a entrainé une véritable « anglomanie » des Français qui suivaient la mode du port de la redingote, par exemple. L’emprunt et le détour de la mode au fil des migrations, des voyages, ont tout de même un but principal, et c’est celui de la création. Il faut ainsi relativiser les dégâts de la mondialisation sur la mode : le monde ne suit pas une mode uniforme, nous n’en sommes pas à une saturation complète, malgré l’universalisation gigantesque de certains éléments tels que le jean, qui tiennent plus à une utilité pratique qu’à une domination malfaisante. Ce que dit Catherine Join-Diéterle à propos de la mode internationale et les spécifités nationales peut par exemple être illustré par le port du pantalon au XXème : alors qu’il était banal en Orient, il était synonyme d’émancipation des femmes en Occident. Cette dualité sur deux niveaux de la mondialisation de la mode se retrouve aujourd’hui avec les multinationales qui produisent des publicités locales pour mieux cibler leurs clients.

Mode-immigration-mondialisation-2

Ainsi, le voyage a façonné et construit la mode elle-même, produisant un brassage complexe des codes vestimentaires. La mondialisation a accentué cette rupture de la coïncidence entre le territoire symbolique et le territoire géographique de la création, sans toutefois faire perdre son sens à la mode. Cette dernière elle-même voyage de continent en continent, faisant des allers-retours, créant l’émergence d’une mode internationale, hybride, gardant des spécificités nationales. La confrontation du voyage et de la mode a, comme tout phénomène, ses effets pervers tels que l’appropriation culturelle dénaturant des pans entiers de culture, mais a le mérite de laisser parfois affleurer une richesse particulière synonyme d’échange et de partage. Le voyage, aussi bien physique qu’intellectuel, est le vecteur de la mode, tant dans sa construction permanente que dans sa diffusion mondiale.

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