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Chloé Sassi : vague violette et pulsions scopiques

Chloé Sassi : vague violette et pulsions scopiques

© Chloé Sassi

Le travail de Chloé Sassi se joue des codes établis et des fantasmes féminins. C’est à travers un prisme transgenre et la remise en question de la virilité traditionnelle que nous avons voulu regarder son travail. C’est en effet ce désir de confusion des genres et d’abolition des carcans masculins qui est au cœur de ses œuvres.

Depuis déjà plus d’une trentaine d’années, nous observons dans notre société une volonté de s’aliéner d’un modèle patriarcal et hétéronormé, de rentrer dans une ère de subversion socioculturelle des genres qui dépasse la notion de nature et même désormais celle de l’orientation sexuelle.

Un tropisme qui se dégage du conditionnement social dont les racines nous sont devenues étrangères. Dit autrement, un rejet du « rose pour les filles, bleu pour les garçons » introduit par la marquise de Pompadour.

© Chloé Sassi

Nous remarquons que la garde-robe des femmes est globalement bien plus libre que celle des hommes. Pourquoi donc les femmes piquent-elles les vêtements de leurs copains alors que ce phénomène reste rare en sens inverse ?
Les hommes tentèrent de donner du pouvoir aux femmes en les habillant d’abord à leur image. En 1969 est ainsi créé le premier smoking pour femme par Yves Saint Laurent. Les femmes n’ont (presque) plus aucune réticence à jouer sur plusieurs tableaux.

En revanche, beaucoup sont encore réfractaires à l’idée d’ébranler l’image normative de la virilité. On entend encore souvent « oh non, je vais avoir l’air d’une fille » ou bien « ça ne fait pas trop pédé si je mets tes boucles d’oreilles ? », « ta coupe, ça fait lesbienne ». Un blocage encore bien trop marqué dans l’inconscient collectif. Mais qu’est-ce que la féminité et la virilité, au juste ?

Chloé Sassi
Défilé Drague à L’Amour

Avec les avancées féministes et grâce à l’audace de certains créateurs de mode, tels que Walter Van Beirendonck, naît l’homme « multi-facettes ». Un homme dont la virilité ne se résume plus à l’impératif d’incarner la stabilité et la force (résumées par le costume trois pièces avec des couleurs neutres imposé au début du XXe siècle par une nouvelle révolution du travail) mais à une véritable palette de comportements et de sentiments qui proposent désormais un homme complexe.

Cette vague naissante, que nous pourrions qualifier de « vague violette », pourrait bien bousculer ces notions en libérant et en brouillant ces aspects, tout en refusant qu’on lui assigne un genre et une sexualité. Elle repousse les préjugés, joue voire se fout des codes, crée de nouveaux contrastes en créant un champ esthétique singulier, infini, et extrêmement riche. Un potentiel qui n’est pas encore assez exploité au-delà du monde de l’art, mais qui ne devrait pas tarder à l’être.

Justement, lors de notre passage à L’Amour pour le défilé Drague, nous avons rencontré Chloé Sassi, qui étudie en ce moment à la villa Arson.

(Et pour approfondir le sujet, c’est ici.)

Manifesto XXI – Salut Chloé, alors pour commencer, d’où viens-tu, quel âge as-tu ?

Chloé Sassi : J’ai 20 ans et mon esthétique est bloquée quelque part entre 1983 et 1987. Je n’ai pas vraiment d’origines fixes ; je suis née aux États-Unis, j’ai beaucoup déménagé et j’ai habité longtemps en Bretagne (seule identité que je peux plus ou moins revendiquer).

Tu as passé d’autres concours à part la villa Arson ? Pourquoi as-tu choisi cette école ?

J’ai été prise directement après le bac, en fait. Avant, j’étais en arts appliqués et je m’étais destinée à faire de la com’ visuelle, mais j’ai vite abandonné.

Depuis quand fais-tu de la photographie ?

Je fais de la photo depuis mes 13 ans, mais j’ai commencé l’argentique il y a trois ans avec des appareils photo jetables. Je fais aussi de la vidéo et des performances sous forme de tableaux vivants.

Tu voudrais te spécialiser dans un médium en particulier, ou tu désires rester pluridisciplinaire ?

Pour moi, la photo est plus un carnet de bord et une recherche visuelle piochée dans la vie. Je montre mes photos sous forme de séries, mises en pages dans des éditions.

© Chloé Sassi

Comme une sorte de processus créatif ?

Exactement. J’ingurgite la vie pour établir un univers, et après je régurgite les éléments assimilés dans d’autres médiums. Je pourrais parler d’une forme de théâtralisation du banal pour qualifier mes photos, une mise en scène directe avec le réel.

Tu prends souvent des hommes en photo, déguisés, sublimés en femmes.

J’aime créer des situations et travestir de beaux garçons. Car ça excite mes pulsions scopiques. Ça relève un peu du fantasme personnel. Puis je suis attirée par les hommes, de fait.

© Chloé Sassi

Comment vois-tu la question du genre ?

Comme une parure de clichés qu’il faut se réapproprier. Monique Wittig dit que le sexe est comme un « contrat imposé » et je cherche à dévier de ce contrat par une sorte de jeu de rôle, on pourrait dire ; nous avons été forcés dans notre corps et notre pensée à correspondre, trait pour trait, avec l’idée de nature qui a été établie pour nous. Mais « homme » et « femme » sont des catégories politiques, pas des données de nature. Le genre est une façon première de signifier des rapports de pouvoir.

Comment vois-tu, si c’est possible, l’avenir proche et plus lointain ? À moins que tu n’aimes pas ce genre de projection…

Ah non j’adore, au contraire. Je pense qu’on est dans une grande période transitionnelle, qui prépare à quelque chose soit de bien pire, soit de bien meilleur – ça dépend dans quel camp tu te places au niveau individuel. J’ai d’ailleurs l’impression que le fossé entre ces deux « camps » (ou appréhensions de l’existence, appelle ça comme tu veux) va se creuser de plus en plus.

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C’est déjà manifeste en quelque sorte, si tu considères comment la politique tend à tirer vers les extrêmes. Mais j’ai bon espoir que tous ces changements apportent un vent nouveau dans l’art : comme chaque avant-garde a pu naître en période de crise, je trouve ça assez excitant.

Quel serait ton champ d’avant-garde ?

Je crois à un renouveau de la poésie et à un retour à la forme esthétique (sans la laisser prévaloir sur le fond, mais dans un juste équilibre des deux, ce qui n’est pas vraiment le cas actuellement).

Que penses-tu de l’art en ce moment ?

Ça dépend des artistes bien sûr, et le champ de l’art contemporain est tellement vaste que c’est délicat d’établir des généralités ; mais je trouve qu’il est souvent beaucoup trop hermétique. Il suffit de se promener dans une exposition au palais de Tokyo et de regarder l’expression faciale du spectateur lambda.

Et du marché de l’art ?

Que c’est majoritairement sale, mais plus ou moins comme tous les marchés après tout.

Comment te positionnes-tu vis-à-vis du marché de l’art ?

Je n’ai pas vraiment envie d’être artiste en galerie. J’aimerais plutôt faire du reportage ou du film documentaire, mais avec des aspects se rapportant à la vidéo contemporaine. Je veux surtout voyager et multiplier les situations intéressantes.

Tes vidéos pourraient-elles avoir une place dans des musées, ou un autre lieu d’exposition, de diffusion ?

Je pense que dans un premier temps, j’essaierai d’abord de passer par les réseaux alternatifs, les squats, etc… Mais c’est un peu flou encore. Si je fais vraiment des films documentaires, ce serait cool que ce soit au cinéma plutôt.

Pour finir, quelles sont tes influences ?

Le cinéma expérimental, comme Kenneth Anger, La Nouvelle Vague, la poésie de Michaux, la Renaissance italienne et tout un tas d’autres trucs pas très contemporains. J’aspirerais à faire des images à la Tarkovski, mais c’est plus dans mon travail vidéo.

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