Adrià Fruitós, la presse d’un trait franc et poétique. Rencontre

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Illustrateur régulier pour Le Monde, la revue Socialter, Le Nouvel Obs ou encore Les Inrockuptibles, Adrià Fruitós est à l’honneur du 6 au 23 septembre à la SLOW Galerie. Pour l’exposition « En Presse », les dessins de l’artiste quittent leurs textes et journaux pour les cimaises de la galerie. L’occasion d’embrasser d’une traite un univers poétique, ironique, naïf et franc, tout en ayant un aperçu global des actualités de ces deux dernières années en dessin.

Les illustrations d’Adrià Fruitós nous aident à traverser d’un coup d’ailes, celles de l’humour et de la poésie, le passage parfois périlleux du texte jusqu’à l’idée.

Guy Lauraine, directeur artistique au Monde

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« En Presse » à la SLOW Galerie

Manifesto XXI – Tu as un temps très court pour réaliser tes dessins de presse, n’as-tu pas peur d’aborder un sujet de manière superficielle ? Comment être incisif sans tomber dans le raccourci ?

Adrià Fruitós : Il y a le risque de tomber dans le cliché, surtout sur des sujets politiques ou économiques. Il faut essayer d’être un peu pointu. J’ai quand même quelques heures pour réfléchir à mon idée. Je fais aussi des propositions aux directeurs artistiques et on en discute ; la plupart du temps, c’est validé, mais il y a parfois des modifications. Ça fait maintenant sept ans que je travaille régulièrement pour Le Monde. Au début, ce n’était pas simple. Je proposais des choses trop engagées, trop critiques, il a fallu s’adapter à la ligne éditoriale du média. On m’a dit que je devais me calmer, ils étaient souvent d’accord avec le message mais ils ne pouvaient pas publier ce genre de choses. Il ne faut pas oublier le public qui achète le magazine.

Tu illustres à partir d’un sujet ou d’un article avec un positionnement sur ce sujet ?

La plupart du temps, je reçois une commande à partir d’un article. Je n’envoie pas souvent d’images de manière spontanée. C’est arrivé deux ou trois fois avec Le Monde parce que je les connais. Mes images ont toujours un positionnement sur le sujet, c’est inévitable de transmettre une opinion avec l’illustration.

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« Qui sont les Snowden africains ? », revue Jeune Afrique © Adrià Fruitós

Quelle est donc ta part de liberté face au point de vue du journaliste qui a écrit l’article que tu dois illustrer ?

Ça dépend du sujet, mais je suis à peu près d’accord avec mes collègues, surtout sur les sujets les plus polémiques. Il m’est arrivé de recevoir une commande d’un magazine espagnol qui a une ligne très catholique. Ils m’ont demandé d’illustrer un sujet qui ne m’allait pas du tout, j’ai donc refusé. Si la manière dont un sujet est abordé me dérange, je fais en sorte que l’image soit critique, qu’elle contrarie un peu l’article. Parfois, c’est tellement subtil que ça passe.

Ton dessin est parfois la première chose que les gens voient, avant même d’ouvrir le magazine, c’est donc lui qui donne le ton du numéro, si on prend l’exemple de la couverture du Monde des Religions

C’est vrai, mais Le Monde des Religions propose des articles très ouverts, approfondis, donc j’ai moins de pression.

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Le Monde des Religions © Adrià Fruitós

Tu es une personne militante ?

Je ne suis pas militant auprès d’un parti ou d’un syndicat mais j’ai grandi à Barcelone, et forcément, notre histoire et les problématiques politiques de la Catalogne m’ont incité à suivre l’actualité en général. Ça va faire dix ans que je suis en France, je parle beaucoup des sujets politiques et ça m’intéresse beaucoup.

Une actualité en Espagne que tu aimerais illustrer en particulier ? Ou un fait historique, d’ailleurs. 

On a toujours un gouvernement de droite. On a toujours des choses à dire parce que l’on n’arrive pas à les mettre dehors alors qu’ils font n’importe quoi. La population est divisée entre la droite et la gauche. « Comment le parti socialiste espagnol a complètement fait fuir ses électeurs en négociant avec la droite » serait un bon sujet. Il n’y a plus de partis en Espagne, la droite et la gauche sont copains. Podemos commence à monter, c’est une bonne chose mais ça va mettre du temps.

Le même sentiment a émergé lors des dernières élections françaises, et on voit que les partis sont disloqués, surtout le PS…

Oui, on a pu voir des images sympathiques de Jean-Luc Mélenchon et de Pablo Iglesias, de Podemos, se prenant dans les bras ! Mais ce sont des pays avec un parcours politique et social distincts. Nous n’avons pas la même histoire. Bien que tous les partis traditionnels, selon les pays, soient les mêmes, ils annoncent la marche en avant puis c’est la marche en arrière.

Si la manière dont un sujet est abordé me dérange, je fais en sorte que l’image soit critique, qu’elle contrarie un peu l’article.

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« Rendre aux ouvriers leur dignité », Le Monde, 04.01.2017 © Adrià Fruitós

Tu travailles pour des magazines de différents pays, publics et cultures, qui ont donc parfois différentes manières d’appréhender le dessin de presse caricatural. Un sujet qui a beaucoup été abordé lors de l’attentat contre Charlie Hebdo. Prends-tu cela en compte quand tu réfléchis à certains dessins ?

J’y pense, mais ce n’est pas quelque chose qui va me freiner. Quand j’ai l’idée, je propose. Si elle est validée, s’ensuit la publication. Le filtre du directeur artistique est important dans ce cas. Je n’ai pas tellement à y penser, en fait. Je reste quand même centré sur des magazines européens et américains, les cultures sont assez similaires en terme de perception de l’image.

Quelles techniques utilises-tu ?

J’ai plusieurs techniques mais je n’ai pas beaucoup de temps, donc je réalise pas mal à l’ordinateur. J’aime bien l’idée de garder des taches, des imperfections. Je travaille surtout avec l’encre et je réalise les lignes au crayon. Là, les cheveux de Trump, c’est au pinceau. Mais si je faisais tout à la main, je n’aurais pas le temps de terminer.

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Trump, pour le journal allemand Die Zeit © Adrià Fruitós

Des dessinateurs de presse ou des artistes contemporains qui t’inspirent ?

Je suis une éponge au niveau visuel. Je suis collé à Internet, il y a tellement d’images que ça m’aide à mélanger des idées, des techniques. J’aime beaucoup Jon Klassen par exemple, il est illustrateur jeunesse. Il a une super technique et de belles textures. J’adore Roland Topor pour son côté sarcastique.

Quand sais-tu que le dessin est fini ?

J’ai appris à travailler rapidement, donc je ne suis pas très minutieux. La plupart du temps, il y a un fond en couleur assez fort et la forme par-dessus. Pour la série « Océan », j’ai eu deux mois pour réaliser les illustrations alors que j’ai normalement un ou deux jours. C’était pour une exposition à Strasbourg. J’ai pu aller plus dans le détail. Ce qui marque la fin, c’est l’heure de rendu, en fait.

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Série « Océan » © Adrià Fruitós

Tu as des retours sur tes dessins, des commentaires qui évoquent plus ton illustration que le texte de l’article ?

Oui, je diffuse beaucoup sur Internet, ça plaît pas mal. La métaphore et l’association d’idées marquent les gens. Par exemple, le poing et la clé à molette, c’est tout bête, mais ça marque.

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« Travail », revue Socialter © Adrià Fruitós

Comment trouver l’équilibre entre poésie, ironie et message percutant ?

La couleur apporte le côté percutant, et la forme le militantisme, je pense.

Le dessin d’enfant (que tu pratiquais avant) t’aide-t-il aujourd’hui à réaliser tes dessins de presse ? Il y a un côté naïf qui s’accorde avec la satire. 

J’ai l’image de l’oiseau en tête : ce dessin pourrait passer dans un bouquin pour la jeunesse, donc finalement, oui, ce n’est pas si loin.

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Die große Angst (The big fear) pour Wirtschafts Woche Magazine © Adrià Fruitos

Un livre pour enfant engagé un jour ?

Ah oui, pourquoi pas ! J’utilise beaucoup les animaux pour faire mes illustrations.

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Hommage à Charlie Hebdo, Le Monde, 10.02.2015 © Adrià Fruitós

Cela t’a donné envie d’écrire des articles ?

Je suis très mauvais en écriture !

Les messages passent aujourd’hui beaucoup par l’image, plus que par le texte. Sur Instagram, sur Facebook, dans les messages, sur le fil d’actualité, on communique en GIFs et en emojis. Comment appréhendes-tu cette évolution ? Crois-tu que nous perdons en profondeur ?

Je pense effectivement qu’on lit moins, mais en même temps, l’image nous pousse à aller voir de quoi on parle. L’image pousse le lecteur à approfondir. Est-ce qu’on s’intéresse moins au texte, je ne sais pas, c’est juste que nous nous sommes habitués à la vitesse. C’est de la transmission par l’image.

L’exposition « En Presse » est à découvrir à la SLOW Galerie jusqu’au 23 septembre 2017. 

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